UN RIEN D'INFINI

Projet d'encart: Qu'allons-nous donc fter ˆ l'instant fatidique, puisque les grandes trouvailles du sicle n'ont pas touchŽ ˆ l'essentiel? lequel nous est donc livrŽ tout neuf...

Jamais l'effort pour faire symbole ne fut plus vif, plus poignant, plus avivŽ par son vide: n'ayant rien ˆ symboliser, rien d'autre que des chiffres, on Žtait bien dŽcidŽ ˆ le saisir, ce rien de vie qui signale l'essentiel, mais qui ici s'en tenait au signal formel: ces trois neuf qui retombent ˆ zŽro pendant que l'un fait place au deux... "Pour marquer a -Mais c'est marquŽ dŽjˆ! -Non, pour bien le remarquer... -Mais c'est remarquable! Et puis quoi? -Alors disons: pour faire quelque chose, car on ne peut pas laisser passer a sans rien faire! Ce dŽ-chiffrage appelle bien ˆ quelque chose!" Voilˆ, c'est cette alerte qui nous Žmeut, quoique ressassŽe depuis longtemps; cette mobilisation dŽbonnaire des esprits devant quelque chose o il y va de notre dignitŽ de faire acte, de faire un geste - Ah, que n'est-on aussi strict et vigilant quand deux mille corps sont massacrŽs ou basculŽs dans le nŽant. Et puis, comment commŽmorer la mort d'un sicle quand tout rappelle qu'il est bien lˆ, qu'il n'en finit pas de passer avec ses petits plaisirs et ses horreurs si digestes?

Les annonceurs Žtaient en lice depuis longtemps, eux qui d'ordinaire annoncent le rien et se rŽjouissent de le voir arriver, s'installer, avaient fait de beaux efforts: chroniques, bilans, colloques: on met en perspective, on dŽgage les grandes idŽes... Ces dŽgagements malodorants ou toxiques prouvent qu'on peut faire n'importe quoi avec des mots pourvu que a ne tire pas ˆ consŽquences. Ce fut le cas. Le Rien rŽsiste, reste intact et lance son dŽfi souriant, comme s'il savait qu'il Žtait, lui, l'essentiel mme du symbole; de mme que sans zŽro on ne compte pas.

DŽjˆ ce curieux basculement qui fait penser au passage de 1,99999... ˆ 2,00000... Encore faut-il beaucoup de "neuf", une infinitŽ, pour arriver au 1; mais comme l'infini c'est long, surtout vers la fin, on abrge, on approxime, on fait comme si c'Žtait lˆ, l'un, alors qu'on n'a pas parcouru l'infinitŽ de "neuf" qu'il faut pour y arriver. Etonnante requte qui nous est faite par le temps: renouvelez-vous infiniment; c'est-ˆ-dire en passant par l'infini. Pourquoi le vrai renouvellement passe-t-il par l'infini? et pourquoi les changements d'ordre fini, tout en Žtant marquants, ne touchent-ils pas l'essentiel? Questions qu'il faudra bien Žlucider. Cela concerne la diffŽrence entre avoir des choses en main (mme "Žtonnantes": des computers, des capitaux, des "atouts"...) et tre en devenir. En tout cas, le symbole c'est ce qui supplŽe ˆ l'infini qui manque; il sert ˆ appeler l'infini et ˆ supporter son silence; en faisant comme si l'infini rŽpondait. C'est une faon de le faire parler, comme de faire parler des secrets ou des silences essentiels ˆ nos vies.

Alors, s'agissant de fter, de cŽlŽbrer, souvent par paresse on se raccroche aux convois officiels, aux commŽmorations reconnues. Voyez ce que a donne, par exemple: le 1-1-2000 c'est la circoncision du petit JŽsus, nŽ le 25-12-00. ‚a vous pla”t pas comme symbole? Vous avez tort: a mŽrite bien d'tre ftŽ deux mille fois plut™t qu'une, la mise ˆ nu de ce tŽgument Žrectile et jouissant qui jusque-lˆ, jusqu'ˆ l'incision, est enfoui dans des chairs molles ou inertes. Symbole valable pour tout le monde, au point d'en faire un voeu: Que toutes nos pointes vives Žmergent de la couche Žpaisse qu'on met dessus pour se protŽger de la vie comme s'il y en avait trop; que les peaux de graisse, de surditŽ ou de sottise dont on s'enrobe trouvent l'incision qui les ouvre et qui permette au jet de vie que nous portons d'aller se fŽconder ailleurs... Les vieux prophtes, dŽjˆ, il y a trois mille ans, disaient que ce petit coup de canif devait symboliser la circoncision du coeur: coup de coeur incisif pour ouvrir ces coeurs fermŽs, les ouvrir au grand battement de la rencontre, les arracher ˆ l'Žpaisseur o ils s'aiment en vase clos - amour propre, a s'appelle.

Mais je vois: vous ne voulez pas vous mettre sous le signe de JŽsus -Encore, son signe ˆ lui, pourquoi pas? C'Žtait un homme de coeur, un provocateur d'amour; mais sous le signe de l'Institution qui en son nom, en brandissant le SacrŽ Coeur, ˆ tant sŽvi et ravagŽ... Eh bien soit.

Du reste, l'exigence qui s'impose avec l'accs ˆ ce haut plateau 2000 balayŽ par des vents planŽtaires, c'est de contourner les chapelles: toute la plante pour une fois, lancŽe dans le vide cosmique et le silence, veut franchir l'instant fatidique et le fter comme l'instant initial, le moment tout neuf, l'origine renouvelŽe d'un fatum, d'un destin, de cette sensation Žvidente que chacun a un destin, que tous en ont un, qu'ensemble et sŽparŽment on a pour destination les appels de vie qu'on porte, qu'on transmet, notamment ce curieux appel ˆ tre autre chose qu'identique ˆ soi et cramponnŽ ˆ son image ou son modle identitaire. C'est cette envie qui voudrait se symboliser, avec une pointe de joie due au fait que: depuis qu'on s'est mis ˆ compter (qu'importe le calendrier, du moment qu'on pense le temps, qu'on le vit et le compte, en forme de jeu et de nous, de toi et moi dans les petites histoires d'amour...) et donc cette joie qu'avec tout le paquet qu'on a mis pour se dŽtruire ˆ fond, eh bien on est lˆ, a tient, c'est tenace: avec du temps en plus, libre ou plut™t ˆ libŽrer. On est vivants, prt pour des comptes nouveaux.

Certes, il y a eu des trouvailles, des rŽussites, mais y en a-t-il ˆ exhiber absolument? L'idŽe est qu'aucune ˆ vrai dire ne touche ˆ l'essentiel. L'autre jour me tombe dans les mains un journal belge qui fait le bilan des "dŽcouvertes qui ont "changŽ" notre vie": l'aspirateur, l'ordinateur, la tŽlŽ, la psychanalyse (!), le lave-linge (sic)... Inutile de les mŽpriser, mme si on est devenu aspirateurs de poussires, droguŽs de tŽlŽ, dealers de petits-trucs-psys... Pas question de reprendre le vieux refrain: qu'on aurait pu s'en passer... L'Žtonnant est plut™t que ces trouvailles (le lave-linge en famille...) si cruciales, changent ˆ peu prs tout sauf l'essentiel, comme si partis pour l'atteindre de plein fouet, l'essentiel, et le bouleverser, au dernier moment, elles glissaient sur lui, puis le contournaient, le laissant intact: on peut mme avoir fait sa "psy", avoir rangŽ ses souvenirs, et rŽanimŽ ses pulsions, pour mieux nŽgocier les coups reus, mieux ajuster les coups qu'on donne... - et tre une canaille tapie dans sa psychŽ comme l'araignŽe devant sa toile, en n'ayant d'autre destin que de s'enrouler sur soi-mme dŽlicieusement, dŽpressivement. Donc, beaucoup de "grands" changements, mais par de subtiles permutations qui recomposent le contexte, a change bruyamment sans rien toucher ˆ l'Žpreuve d'tre: on a sa psychanalyse faite, on a ses rŽseaux, ses projets, ses trajets tout tracŽs, ses placements, ses dŽplacements, tout est en place mais on est coupŽ de tout appel d'tre, j'entends l'tre qui nous porte et nous traverse, et non le moi que chacun est. (Mme le grand Freud a cru qu'en ayant un jour la pilule on serait loin de toute nŽvrose, transformŽs c™tŽ sexe et jouissance. Quel dŽmenti... Et pourtant qui oserait rejeter la pilule?)

Alors soit, on relve l'appel Žtrange: ˆ partir des trois zŽros soyez sensibles ˆ l'essentiel, vous tes en dette devant l'infini, rattrapez a, rattrapez-vous, vous tes si loin... L'essentiel passe par l'infini - comme l'amour, le dŽsir, la trouvaille, l'Žtude et la pensŽe qui renouvellent, la baraka - profusion d'tre et d'tre-bien... sous ce symbole poignant: un changement dont la seule "garantie" est le dŽsir qu'on en a. Et peut-tre qu'ˆ commŽmorer l'acte d'exister, l'acte de vie symbolisŽ par l'acte d'amour, cela pourrait un jour nous donner une mŽmoire vive.

24/12/99 Daniel Sibony *Psychanalyste, Professeur de mathŽmatiques ˆ l'UniversitŽ de Paris VIII.

Dernier ouvrage paru: PSYCHOPATHOLOGIE DE L'ACTUEL. EvŽnements III. Prochain ouvrage ˆ para”tre: ETHIQUE DE L'ETRE.