Article paru dans Libération

Ces gens qui se «repentent», espérons que ça leur fera du bien. Mais se repentir, cela engage à se rappeler, à ne pas recommencer, puisqu'on «sait».
La mémoire court

Par Daniel Sibony

Daniel Sibony est psychanalyste, professeur à l'université Paris-VIII. Ouvrages parus en 1997: «le Racisme ou la haine identitaire», Bourgois; «le Jeu et la passe, identité et théâtre», Seuil. A paraître en 1998: «Violences». Rééditions en poche: «Entre-deux», «l'Origine en partage» et «le Corps et sa danse».
Le 21/10/97




Le mal, inavouable par ses auteurs,
se transmet à leurs descendants, qui finissent par se sentir mal de ne pas parler.

Oui, la mémoire court toujours, et parfois elle court vite et rattrape ceux qui l'ont courte, la mémoire. Elle les rappelle à l'ordre. J'ai appris à l'une de mes proches (dont le père connut la rafle du Vel' d'Hiv', qui le mena à Auschwitz) qu'un syndicat de la police française demandait pardon au peuple juif. Elle a fondu en larmes: «Du coup, j'aurai peut-être moins peur des flics; jusque-là, quand je les vois dans le métro, ça m'angoisse...» Comme quoi, ceux qui demandent pardon se font du bien et ne peuvent qu'en profiter.

Certes, ces pardons sont un peu décalés: ceux qui ont fait le mal ne reconnaissent pas l'avoir fait (Papon et tant d'autres); ils ne demandent pas pardon; et ceux qui ont subi le mal ne peuvent pas pardonner, pour la plupart: ce mal les a tués. Il s'agit donc de descendance, de succession; de transmission. Le mal, inavouable par ses auteurs, se transmet à leurs descendants, qui finissent par se sentir mal de ne pas parler, de ne pas... se le pardonner. Alors, ils font signe aux descendants des victimes, pour qu'ils les aident à s'alléger. Mais les descendants des victimes ne peuvent pardonner que le mal qu'on leur a fait, à eux; celui qu'on a fait à leurs pères, peuvent-ils le pardonner? En ont-ils les moyens?

En tout cas, ils prennent acte de ceci: les descendants des fauteurs veulent que la faute soit reconnue; pour pouvoir, peut-être, en décoller. Là est le point vif dans cette histoire de mort: la plupart des gens ont du mal à être «bien» tant qu'ils ont le mal en eux (dans leur mémoire ou leur histoire). Une vraie lapalissade; mais c'est la seule «garantie» que le monde n'ira pas vers le chaos. Car même quand le mal s'accomplit dans un silence vaste et complice, ses auteurs, du fait qu'ils se reproduisent, engendrent des êtres qui supportent mal de vivre avec ça, et qui demandent pardon.

Demander pardon, c'est prendre appui sur l'acquiescement de l'autre pour d'abord faire la paix avec soi-même, et ne plus trop s'en vouloir d'avoir si mal agi ou de se réclamer d'une instance très coupable (police, Eglise, ordre des médecins ou d'avocats...). Dans le cas de la police sous Vichy, il faut dire que ce fut le pompon. On pense à des gens simples qui allaient se faire arrêter: les enfants - qui ont toujours de bonnes idées - disent: «Il faut alerter la police.» Mais oui, bien sûr, la police, les «gardiens de la paix» et de la loi, protège contre le désordre... d'une arrestation injuste. Et c'est justement la police qui vient les arrêter. De cette scène, les enfants de déportés gardent une trace indélébile et inconsciente: leurs pères ont dû fauter puisqu'on les a arrêtés... au nom de la loi.

Un autre enfant ayant appris de bonnes choses sur la charité chrétienne a demandé: «Que fait l'Eglise?» Il tombait mal, lui aussi.

Alors ces gens qui demandent pardon ou qui se «repentent», espérons que ça leur fera du bien. Mais se repentir, cela engage à se rappeler, à ne pas recommencer, puisqu'on «sait». Et, jusqu'ici, le refrain de ceux qui tentaient de tout refouler, c'était: «On ne savait pas...»

Là encore, savoir une chose vous engage à savoir un peu plus loin; et où cela va-t-il s'arrêter? C'est sans doute pour cela que le pape résiste à parler, à faire savoir qu'il sait, qu'il savait. Déjà, lorsqu'il était prêtre, non loin de Cracovie, il n'a pas dit un mot quand les juifs de la région furent concentrés dans la ville pour être, non pas gazés, mais simplement exécutés. Tous. (La scène est évoquée dans la Liste de Schindler.) Son silence persiste et signe la résistance de l'Eglise devant sa propre histoire: deux mille ans durant lesquels elle enseigna le mépris pour se protéger, elle, de son origine juive, qu'elle ne sait comment assumer. Elle a du mal à reconnaître ces traces juives indélébiles au coeur de l'identité chrétienne. Or c'est seulement de les reconnaître qui peut lui faire assumer le message qui est le sien et que le juif Jésus a crié de toutes ses forces: Vous êtes graciés devant la loi. Vous êtes pardonnés. Ceux qui se sentent vraiment graciés (à la grâce de Dieu...) n'enseignent pas la vindicte envers ceux qui leur ont apporté ce Dieu.

Les relations entre les juifs et les chrétiens restent compliquées par ce trouble de l'origine. Prenez cette simple phrase: «Jésus est mort pour nos péchés». Avec ça, un chrétien devrait se sentir gracié, libéré de la faute, gracieux envers ceux qui n'ont pas cette révélation... Or cela se passe tout autrement: un chrétien, étant d'abord un humain, est sujet à la «faute», et toutes les fois qu'il pense à fauter (c'est-à-dire assez souvent), il risque, inconsciemment, d'être cause de la mort du Christ; il risque donc de passer pour juif, puisque les Juifs sont pour lui responsables de cette mort. Donc, il découvre avec horreur qu'il y a du juif en lui, et pas seulement dans son texte fondateur; qu'il n'est pas plus avancé que les juifs, bien que lui soit «sauvé». On comprend qu'il en veuille aux juifs, comme «on en veut à ce qu'on refoule surtout quand on le refoule mal». On comprend aussi que l'Eglise ait laissé croire pendant vingt siècles que les juifs ont tué Dieu (croyance commode pour dévier sur eux le sentiment de faille, voire de faillite, que tout homme, chrétien ou pas, peut ressentir. Or les juifs ont fait une faute bien plus impardonnable: celle d'inventer Dieu ou de l'apporter au monde - eux qui ne sont, comme les autres, que des êtres finis et fautifs).

Cette passion contre son refoulé a troublé l'esprit de chrétiens pourtant géniaux. Pascal ou Augustin ont proposé très clairement de rabaisser les juifs, pour qu'ils démontrent par leur bassesse à quel point on peut déchoir quand on n'a pas été «sauvé». Cela prouve seulement que lorsqu'on rabaisse des gens, ils peuvent se retrouver bien bas; et que les graciés ne sont pas si sûrs d'être graciés.

Quant aux Juifs, jusqu'à présent, et devant cette vindicte, ils n'ont pas trouvé le temps de mieux connaître le christianisme. S'ils l'avaient fait, ils auraient vu que le message de Jésus n'est pas antinomique du leur. Si les premiers rabbins avaient eu plus d'humour, ils auraient même encouragé ce jeune collègue à chercher d'autres voies que celle de l'autosacrifice; le prévenant que ça produirait plus de violence et de haine que ça pourrait en guérir.

Pour apaiser ces relations tumultueuses, l'Eglise peut-elle déclarer, non pas qu'elle est en «repentance» pour sa conduite envers les juifs, mais qu'elle invite ses fidèles à reconnaître leur origine juive, à ne pas en avoir honte et à supporter que certains, malgré le salut qu'on leur offre, persistent dans leur héritage qui, après tout, n'est pas si mince, puisqu'il a produit cette chose sublime qui s'appelle... le christianisme? (1)

En attendant, comment prendre ces «repentances»? Comme des bouquets de fleurs? Embaumées ou vénéneuses, elles sont à mettre sur les tombes absentes. Alors, prenons-les comme une promesse de maturité (la maturité ambiante est un bon rempart humain contre l'antisémitisme; rempart fragile, troué, mais il n'y en a pas d'autre).


(1) Ces idées sont développées dans les Trois Monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans, entre leur source et leur destin, Seuil, Point-Essais, juin 1997.


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