Article paru dans Libération

«Pas de place» pour une jeune Noire dans un train. Pas de place pour les Albanais au Kosovo... Le manque de place pour l'autre, c'est la scène de la haine identitaire.

«Il n'y a pas de place ici»
par Daniel Sibony
Daniel Sibony est psychanalyste. Dernier livre paru: «De l'actuel», Seuil 1999.

Le jeudi 27 mai 1999

 

L'action foireuse justifie
après coup l'inaction lâche et donne raison à ceux qui voulaient qu'on reste tranquille, qu'on discute encore...

Scène récente : une enseignante portugaise me raconte que dans le train Strasbourg-Paris, une jeune Noire entre dans le compartiment, s'apprête à s'asseoir près d'un monsieur qui soudain s'écrie : «La place n'est pas libre !» ; elle en avise une autre, près d'une dame, et celle-ci explose : «Il n'y a pas de place, ici, mademoiselle !» Enfin elle pointe une place libre près de l'enseignante, qui l'accueille, mais voilà que son voisin déclare : «Il n'y a pas de place, on vous dit !» «Si, la place est libre», insiste la Portugaise, elle assoit près d'elle la jeune fille noire, hébétée et muette. Les autres passagers aussi sont mutiques, prêts - comme dans un état second - au rituel du sacrifice. Cette scène «raciste» (ou de «haine identitaire») n'est pas si loin de ce qui se passe au Kosovo. Car nettoyage ethnique veut seulement dire : «Pas de place pour vous ici.» - Et là ? - Là non plus... Finalement on en trouve une, quand même, mais entre-temps, c'est la violence ; et la lâcheté de ceux qui laissent faire. Or il est clair qu'au Kosovo, la stratégie aberrante qui est suivie, et dont le pourquoi est noyé dans le brouhaha, cette stratégie bizarre où les deux adversaires ne se croisent pas mais «font» chacun dans leur coin, les uns (Serbes) tuant et déportant des corps réels, les autres (Otan) cassant le décor pour «faire céder» le tyran - comme s'il tenait à ses murs plus qu'à sa vie -, il est clair que cette totale incohérence a une cause précise : les uns «nettoient» depuis des années, et les autres, les Européens, laissent faire, acceptant, dans un état second, la scène du sacrifice ; et quand enfin ils se décident à agir, c'est comme si dans le train minable que j'évoque on se mettait à casser les vitres et le matériel au lieu d'imposer qu'il y ait de la place, puisqu'il y en a.

Terrible scène du manque de place. Elle se répète tant qu'elle n'est pas reconnue. Quand c'est le manque de place pour soi, cela s'appelle chômage ; c'est massif. Et le manque de place pour l'autre, c'est la scène de la haine identitaire. Les nazis l'ont jouée naguère sur le mode radical : Pas de place pour vous... sur cette terre. Et ils ont gazé l'autre. Les camps hantent notre actualité, et cela rattache le Kosovo à ce que je nomme événement du siècle : où chaque grosse identité se fracasse sur elle-même pour se révéler autre. Une brisure qui ouvre parfois les cțurs crispés, qui les ouvre sur autre chose. Dommage qu'à la place du cțur l'Europe n'ait que l'euro.

Et l'impasse actuelle n'est pas due à une techno-logique aveugle, à une logique de pures machines : les techniques et les machines sont l'țuvre des hommes ; ceux-ci ne sont pas plus bêtes que d'autres : mais leur stratégie aberrante dit l'habitude ou la manie de contourner le problème, d'éluder l'affrontement, de refouler le conflit, d'ignorer l'autre, en fait ; et cela se paie : le refoulé revient en force, et le conflit est plus aigu. De sorte que tous ces sacrifices humains, offerts au tyran qui s'en délecte, sont aussi offerts à une autre idole : au narcissisme flasque des phobiques de l'acte ; aux ventres mous à qui l'acte fait si peur qu'il devient impossible : pour libérer le Kosovo aujourd'hui, pour faire qu'il y ait de la place pour l'autre, il faudra des prouesses énormes.

De fait, tous les peuples mutilés sont les victimes de cette même lâcheté légaliste - qui invoque l'ordre ou le règlement pour s'empêcher d'agir et qui, quand elle ne peut plus éluder l'action, l'accomplit avec de tels détours, de telles contorsions que ça vous désespère et que l'action foireuse justifie après coup l'inaction lâche et donne raison à ceux qui voulaient qu'on reste tranquille, qu'on discute encore... Leurs homologues, dans la Seconde Guerre, recommandaient la même chose : qu'on ne s'agite pas, et surtout pas hors des cadres établis, pour des gens qui, «de toutes façons», sont condamnés. Aujourd'hui, les mêmes voient l'échec de l'Europe dans le fait qu'elle se retrouve derrière les Etats-Unis. Mais est-ce la faute des Américains s'ils doivent périodiquement venir torcher l'Europe ? Certes, ils sont un peu gourds, ils aiment le Coca-Cola, mais leur présence et le fait qu'ils soient en avant est le signe que l'Europe non pas est «faible» mais a des «faiblesses» pour l'ordre établi et pour la botte (comme en 40, ce n'est pas fini) ; des faiblesses aussi pour cette délicieuse mauvaise conscience qui fait qu'après l'horreur on se demande : comment une chose pareille est-elle possible ? comment est-elle même «pensable» ?! Allons, c'est pensable et ça se répète. Ces mêmes faiblesses, pendant la guerre, ont forcé les Américains à venir libérer l'Europe de ces deux mêmes idoles : du tyran et du quant-à-soi ; de la trique et du ventre mou. (Certains leur en veulent encore pour ça : les gens veules en veulent à leur libérateur, sauf s'il devient leur tyran.)

La phobie de l'acte, doublée d'une phobie de la loi, est le fait de gens au demeurant très raisonnables pour qui l'homme doit servir la loi et non la loi faire vivre les hommes. C'est là une vaste pathologie qui trame notre actualité, et que l'on retrouve au quotidien, par exemple dans cette peur obsédante de la violence qui bien souvent ne fait que la redoubler.

Le reste est plein de bavardages, comme le triste épisode Debray - dont le mérite est de montrer clairement comment un homme normalement intelligent devient bête (quand par exemple il prouve lui-même ce qu'il veut réfuter et prend comme témoin objectif... l'adversaire !). Tout un chacun devient bête lorsqu'il aime quelque chose d'inerte (une idole...) sur un mode lui-même inerte, fétichiste, coupé de la vie. Or Régis Debray aime la haine qu'avait de Gaulle pour les Américains, au nom de... l'identité française ; haine renforcée par le fait que ces mêmes yankees lui ont cassé sa guérilla-fétiche à lui. Quand on est cadré par ça, on ne peut pas penser très loin. Mais opposer à ça des cadres plus beaux et des poses plus exaltantes, c'est en rester comme lui aux images et aux idoles. Car n'oublions pas que le meilleur moyen de perdre sa liberté de penser, c'est d'avoir une image à défendre coûte que coûte, une image qu'on a chargée d'être notre... identité.

 

 

 

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