Paru dans Libération

Et si, au Proche- Orient, l'histoire tentait de dŽgager du religieux des enjeux autres qui concernent tout le monde?

Le laboratoire du symbolique

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste. Dernier ouvrage paru: ÇPsychanalyse et juda•smeČ (Flammation. 2001).

Le jeudi 5 juillet 2001


C'est un schŽma occidental et simpliste qui consiste ˆ enfermer le conflit dans un concept de Çguerre de religionČ. C'est un peu calme au Proche-Orient, alors, juste avant que a ne ÇreparteČ - vers la violence ou la paix -, essayons d'y penser plus froidement. Notamment aux facteurs ÇreligieuxČ, si lourds dans cette affaire. Vus de l'Occident, ils semblent Žtranges comme s'il en avait fini, lui, avec ǍaČ, qu'il Žtait ÇsortiČ de la religion pour poser enfin les problmes en termes pratiques, techniques, la•cs. Et l'on croit - ou l'on dŽplore - que lˆ-bas l'intŽgrisme ramne des donnŽes archa•ques, lˆ o en principe c'est un mouvement d'indŽpendance qui appelle le compromis entre gens raisonnables. Certains historiens pensent mme qu'Isra‘l est exempt de ce facteur religion: ils voient le mouvement sioniste comme essentiellement la•c, coupŽ de ses racines religieuses qu'il remplace par l'Žlan national, avec succs puisqu'il fonde l'Etat d'Isra‘l au prix d'une guerre d'indŽpendance (1948) exploitant le refus arabe du partage. Ledit Etat profite ensuite d'une menace d'extermination (en 1967) pour s'Žtendre, s'affermir, et dire aux Palestiniens (qui n'ont jamais eu d'Etat lˆ-bas) d'aller le faire ailleurs. Quant aux Palestiniens, ils s'accrochent, ils luttent pour crŽer leur Etat, ils y arriveront un jour, c'est dans l'ordre des choses. Tout serait clair...

N'Žtait le hic de la religion: depuis octobre dernier, depuis l'ÇIntifada d'El AqsaČ, le facteur intŽgriste, la foi comme force militante et politique, fait irruption chez eux. Irruption inexplicable par ceux qui la voient comme le flŽau qui vous g‰che tout: a vous casse un beau processus de paix qui allait ÇpresqueČ se conclure. Et nous voilˆ devant une guerre de religion... Et comment remettre l'histoire sur les bons rails pour formuler les questions en termes la•cs et clairs? Etc.

Ce schŽma, dž ˆ des esprits angoissŽs par l'irrationnel, est simpliste. Il encadre le conflit dans un schŽma occidental o il n'y a plus qu'ˆ se lamenter sur cette ÇfolieČ religieuse qui engendre le chaos. Or il se peut que l'histoire fasse lˆ-bas un gros travail d'Žpuration, comme pour dŽgager du religieux des enjeux symboliques qui concernent tout le monde - ce qui explique au passage que, ici mme, tant de gens, a priori loin du conflit, s'y impliquent avec passion.

Alors voici quelques nuances qui Žbranlent ce cadre simpliste mais nous rapprochent du rŽel.

L'Occident semble ÇsortiČde la religion mais demande s'il n'y a pas laissŽ des valeurs spirituelles, et il retourne les reprendre comme des affaires oubliŽes; s'efforant, dans ce retour, de ne pas retomber dans les vieilles ornires. Et c'est bon signe: le Çretour au religieuxČ est d'abord un retour aux grands problmes que les religions ont confisquŽs tout un temps. La civilisation occidentale, dŽue par sa rŽussite, cherche de nouveaux marquages symboliques, poussŽe en cela par sa clinique ou sa technique (exemple: les nŽo-familles), elle examine de plus prs les liens entre symbolique et religieux; sans parvenir encore ˆ symboliser les clivages (enjeux culturels, perspectives identitaires, etc.).

L'exemple d'Isra‘l - du sionisme - est lˆ-dessus Žloquent: Sion (autre nom de JŽrusalem) fut pendant prs de trente sicles le mot d'ordre spirituel et religieux du retour aux sources, aux origines, ˆ la Parole inspirŽe. Ce retour fut mis en ţuvre par des la•cs, des mŽcrŽants, mais sur la base d'une adhŽsion affective et religieuse de l'ensemble du peuple juif. Le sionisme rŽvŽla Sion comme symbole qui pouvait se dŽgager de sa gangue religieuse pour impulser le retour ˆ son histoire concrte, vivante, inscrite ailleurs que dans le Livre. Mais sans sa force symbolique, ancrŽe dans le support biblique, Isra‘l n'aurait pas existŽ. Le sionisme a ralliŽ le peuple juif sur une base o le symbolique avait dŽjˆ ŽmergŽ de son blocage religieux.

C™tŽ palestinien, le fonds religieux est islamique, pour l'essentiel, c'est une reprise du fonds biblique. Ce n'est pas pour rien si la dernire rŽvolte est sous le signe d'El Aqsa: c'est la rŽplique de Sion comme le Coran est la rŽplique du Livre hŽbreu (je l'ai montrŽ dans mes Trois MonothŽismes). Mais pour l'instant, ce fonds ne peut pas distinguer l'aspect symbolique et l'aspect religieux car les deux composantes fusionnent dans l'Žlan national, repoussant ˆ plus tard l'inŽvitable confrontation propre aux Etats arabo-musulmans: entre l'islam et l'Etat, celui-ci acceptant certes l'islam mais l'Žcartant du pouvoir au prix de rŽpressions sanglantes (AlgŽrie, Syrie, Irak, Egypte, etc.). Quand ces rŽpressions n'ont pas lieu, c'est que l'islam est dŽjˆ au pouvoir (le Maroc est un cas mixte). Cet affrontement aura lieu quand l'Etat palestinien existera, pas avant.

Comme par hasard, les nŽgociations ont ŽchouŽ sur la question du retour des rŽfugiŽs palestiniens. L'idŽe de ce retour qui joue sur plusieurs tableaux (populations dŽplacŽes, ou citoyens d'un Etat) a une logique prŽcise: convaincre le monde - et les Palestiniens eux-mmes - que la Palestine existait dŽjˆ comme Etat, avant 1948. Car le drame des Palestiniens, c'est que, existant comme peuple (de faon floue avant Isra‘l et de faon plus prŽcise depuis qu'Isra‘l existe), ils n'ont jamais eu d'Etat, et ils se sont trouvŽs face ˆ des chefs israŽliens (style Ben Gourion, Golda Me•r...) pour qui un peuple sans Etat dans le passŽ n'est qu'un appendice des Etats frres. En somme, il y a une renaissance de l'Etat hŽbreu et une naissance de l'Etat palestinien, pas une renaissance. L'idŽe du retour vise aussi ˆ effacer les traces des guerres o Isra‘l l'a emportŽ; il y jouait son existence, et il a gagnŽ d'exister.

Il y a dans tout cela un effort pathŽtique pour rŽŽcrire l'histoire, avec le risque d'oublier que c'est parce qu'elle a eu lieu qu'on peut s'offrir de la rŽŽcrire; dans certaines limites. Ce tic est bien connu. Exemple, c'est parce que le Japon a ŽtŽ vaincu par ÇHiroshimaČ qu'on peut s'offrir de dire que ce fut une barbarie. De mme, c'est parce que Louis XVI a ŽtŽ dŽcapitŽ qu'on s'offre lors de sondages rŽcents de dire qu'aujourd'hui on ne le ferait plus. Et si l'un des enjeux lˆ-bas Žtait une compŽtition entre Žcriture et rŽŽcriture de l'histoire; ou de la parole inspirŽe: le symbole Žtant l'Žcriture de la Bible et sa reprise par le Coran?

Parfois, la rŽŽcriture veut remplacer le deuil ˆ faire. Elle exige l'effacement des traces antŽrieures: vous voulez la paix? alors revenez aux conditions d'avant la guerre. Cela para”t ahurissant pour des esprits pragmatiques, mais peut-tre est-ce le prix ˆ payer pour un partage du symbolique?

En attendant de voir comment les Palestiniens vont vivre leur ÇsionismeČ ˆ eux, certains proposent un retour ÇsymboliqueČ des rŽfugiŽs: environ cent mille. Il y aurait donc, comme pour le peuple juif, une vraie diaspora, ÇnormaleČ. Pourquoi pas?

Ceux qu'angoisse l'extrŽmisme musulman tentent de se calmer en se disant qu'un jour ou l'autre il sera vaincu par le dŽveloppement, le progrs technique, etc. Mais rien ne dit que l'islam ne soit pas en mesure de gŽrer le progrs technique: la culture des ordinateurs exige-t-elle une telle libertŽ de pensŽe qu'elle force ˆ briser le cadre intŽgriste? Rien ne dit que l'attrait de la modernitŽ (libertŽ individuelle, pouvoir de consommation, technique...) puisse ouvrir dans cet Ždifice religieux la brche qu'il faut pour y prŽlever une dimension symbolique libŽratrice.

Il se peut que le Proche-Orient soit une sorte de laboratoire, un champ d'expŽrience o l'histoire teste de nouvelles approches (non religieuses) du symbolique. Pour l'instant, rien n'est jouŽ. Mais Isra‘l, en ayant laissŽ tra”ner le problme palestinien, est en partie responsable de son revtement religieux. Cela dit, vu l'ŽnormitŽ des enjeux, il se peut que le problme se maintienne insoluble. DŽjˆ aux temps bibliques, il l'Žtait: comme une image de la faille intrinsque dans les relations entre les peuples, symbolisant une autre faille que les hommes ÇdoiventČ, un jour, arriver non pas ˆ combler mais ˆ supporter ou mieux, ˆ fŽconder. Du coup, le long de cette faille bržlante, tous les partenaires - Occident, Isra‘l, Isma‘l - auraient de quoi partager....