Proche-Orient

 

Des kamikazes "laïcs"

 

 

         La Presse a ces temps-ci bruyamment révélé que des "martyrs" d'un genre nouveau sont apparus, des candidats pour s'exploser, indépendants des islamistes et relevant, en somme, d'un "phénomène de société". On trouve ainsi une étudiante en gestion (comme Arien Ahmed, qui a changé d'avis au dernier moment et qui a ensuite "parlé"), des jeunes de 16 et même de 12 ans qui ne sont pas formellement des islamistes, qui sont même sans attaches avec leurs groupes. Les experts - israéliens ou autres - semblent perplexes, outre leur impuissance de départ devant ce phénomène que j'appelle le "martyr-tueur" (car c'est une double identité: il n'est martyr que pour tuer; pourquoi ne retenir que l'aspect martyr?)

         Or loin de s'opposer aux martyrs-tueurs islamistes, la version laïque semble au contraire l'éclairer, l'interpréter; elle montre qu'au-delà des contenus religieux (Allah, le paradis, la haine du Juif, pervers et mécréant…), les deux versions relèvent d'une même impasse symbolique, ou plutôt: d'une impasse narcissique totalement mortifère. C'est elle qui unifie et surplombe les deux versions, et qui confirme que le martyr-tueur religieux relève d'un narcissisme total et blessé, mortifié par la résurgence des Juifs que le Coran avait "effacés".

         La version laïque, elle, ne retient que l'aspect psychique - et non les contenus "pieux" - de son collègue religieux; elle retient l'exaltation de la mort comme arme de toute-puissance: on peut tuer n'importe qui, n'importe où. Et impunément: on est au-delà de toute sanction puisqu'on est déjà dans la mort, qui sert ici à priver l'autre - tout autre - de la moindre capacité de vous juger ou de vous questionner. Ici, le suicide rend le meurtre impossible à punir. Plus le meurtre est odieux (par exemple, celui d'enfants qu'on poursuit dans leur cachette), plus ça redouble la jouissance du fait que ce sera impuni et que toute punition sera "injuste" vu que le coupable est déjà mort. On est en fait dans une loi interne, auto-fondée, où l'autre n'a pas son mot à dire, une loi d'affirmation de soi - et de sa Cause - qui n'a pas à se confronter à celle des autres ou à la loi commune. Elle fonde elle-même sa vérité, forcément absolue. C'est une scène où l'autre, à écarter ou à détruire, est condamné d'avance puisqu'il est autre; en l'occurrence il est un juif-là-bas: là où il prétend à une souveraineté (car les juifs ailleurs, notamment en terre d'islam, furent parfaitement tolérés tant qu'ils n'ont pas eu cette prétention ou ne l'ont pas soutenue).

Chez les tout jeunes, cette loi narcissique se transmet par l'éducation. Son ressort est certes l'endoctrinement mais celui-ci, même s'il est très prégnant dès l'école coranique et dans tous les médias, est porté par un ressort bien plus puissant: l'identification à la haine exprimée par les parents. Il suffit de s'identifier au désir des parents - et c'est total, immédiat, radical - pour produire un montage automatique, actionné par une haine qu'on n'a même pas à ressentir: elle passe toute seule dans le montage et toute entière dans l'acte. Auquel cas, l'automatisme psychique n'est même pas chargé d'affect comme chez les gens plutôt normaux ou névrosés. Ici c'est un montage pervers, dont l'acteur n'est pas forcément "méchant", ce n'est pas nécessaire, il est le carburant et le machiniste du montage, dont le but est à la fois de tuer l'autre et d'annuler la loi comme "autre". On comprend que ce programme attire des êtres totalitaires, et que s'il n'y a pas plus d'attentats, c'est faute d'explosif et non pas de candidats.

         Or ce montage désaffecté, ou le manque d'affect fait croire aux belles âmes d'ici que ce sont des "désespérés", ce montage laïc explicite à sa façon l'effet psychique que mobilise la religion ambiante, plutôt intégriste: n'ayant pas comme en Europe à s'intégrer à l'autre, elle revendique et met en acte son identité intégrale qui, dès l'origine, se pose comme sans faille, intégrant tout ce qui peut toucher au divin, excluant tout ce qui y touche d'une façon autre. Cette idée qu'on a "la vraie religion", leitmotiv du Coran, peut alors s'exprimer en termes non-religieux, purement narcissiques: la vérité est de notre côté et nous en sommes les agents.

         Il y a près de quinze ans, je montrais dans Perversions en quel sens les pervers sont non pas des "méchants" mais des fanatiques de la vérité; et en quoi ça les amène à vouloir détruire l'autre comme tel, l'anéantir pour assurer la plénitude d'une loi narcissique et auto-référée. J'y rattachais aussi des formes dures de toxicomanie suicidaire. Et voilà que cela s'applique dans le cas présent: au Proche-Orient, les martyrs-tueurs se shootent à l'israélien, d'un shoot meurtrier qui est d'emblée une overdose. Ce côté drogue a déjà été pointé comme typique des fanatismes du religieux. De fait, le martyr-tueur, à l'instant où il tue, est "divin", il est le dieu qu'il va rejoindre, il est porté par l'offrande qu'il apporte, par le sacrifice de ces corps sur l'autel sacré qu'il dresse avec son corps et où éclate le feu d'Allah, l'explosif, qui consume le sacrifice.

         On comprend qu'à la longue, des personnalités palestiniennes s'alarment et signent un appel pour arrêter ça. Ces gens sont des réalistes, ils s'inquiètent peut-être de la santé mentale de leur peuple. Car un peuple qui produit ces spécimens sur un mode aussi banal est sans doute malade. Malade de l'écart avec ce qu'on lui a promis s'il se mettait en position de sacrifié du monde arabe - qui le charge d'une tâche trop lourde: mettre en acte le refus radical d'Israël, des Juifs, refus que couvre le Texte fondateur de l'islam, mais qu'aujourd'hui l'islam modéré tente de mettre à distance, car de tels refus de l'autre empêchent de vivre.

         Curieusement, ces personnalités ne disent pas qu'il faut arrêter ces actes parce qu'ils sont inhumains, qu'ils tuent des innocents, qu'aucune Résistance n'a jamais usé de cette arme. Cela leur aurait peu coûté de le dire, mais ils ne l'ont pas fait, c'est donc que ça leur coûtait trop, on les comprend. Elles ont donc dit aux promoteurs de ces attentats de "revoir leur calcul" (sic) car elles doutent que ces attentats fassent "avancer la Cause". C'est les Palestiniens, même ceux qui déplorent les attentats, sont presque tous sur cette position: "Cédez les territoires et les attentats cesseront". Israël doit-il les croire et leur céder? Peut-il négliger la haine originelle qui cherche à se justifier par "la politique de Sharon" alors qu'elle vise le Juif comme autre quand sa souveraineté entame ladite origine?

 

 

P.S. J'apprends par les journaux qu'une des mesures "énergiques" que le proviseur compte prendre, ce sont des débats sur… "les dangers de la xénophobie". Sachant que tout ce petit monde concerné est français (autant les juifs que les musulmans), on se dit que le courage et la sincérité peuvent aller vraiment très loin.

 

Daniel Sibony*

 

Je pense avoir entendu aux informations que les deux enfants étaient passés en conseil de discipline vers le 18 décembre2003.



* Psychanalyste. Auteur de plus de 20 ouvrages dont VIOLENCE, EVENEMENTS I, II, III-Psychopathologie de l'actuel; PERVERSIONS; et tout récemment de NOM DE DIEU-Par-delà les trois monothéismes, qui vient de paraître au Seuil.