Shakespeare

Les pièces du moment : Janvier 99

Mesure pour Mesure et Tout est bien qui finit bien

L'ère des grandes tragédies va s'ouvrir, et, simultanément, vient le temps de l'examen critique, de l'interrogation angoissée sur des problèmes jusqu'ici à peine effleurés. Hamlet (1601) est peut-être le point culminant, la ligne de partage entre l'ensoleillement généreux des versants où l'espoir garde tous ses droits, et les ombres maléfiques où vont se tapir les mauvais démons du découragement et du goût de la mort. Les deux ou trois pièces qui suivent Hamlet , Troïlus et Cressida (1602), Tout est bien qui finit bien (1603) et Mesure pour Mesure (1604) qui précède Othello , sont des pièces inclassables, que l'on appelle communément problem-plays (pièces à problèmes).

On ne sait, en effet, par quel bout les prendre. Si l'irréalisme romanesque, qu'il se fonde sur une parodie de l'histoire, une anecdote curieusement ambiguë ou sur les urgences suspectes d'un problème social, n'a pas perdu tous ses droits (notamment sur la structure des pièces), l'heure est venue où la bouche est amère et le cœur désabusé. Troïlus et Cressida aurait pu être une tragédie noble, c'est un drame sordide où, par-dessus la parole sage d'Ulysse, résonnent le cliquetis dérisoire des glaives ensanglantés, les criailleries obscènes d'un Pandarus à la voix de fausset, les sarcasmes venimeux enfin d'un blasphémateur professionnel. La guerre, la gloire en prennent un bon coup: on se bat pour un freluquet et une putain; l'amour lui-même use son lyrisme dans la frénésie et la trahison. Dans Tout est bien qui finit bien , on a beau tenter de réhabiliter Hélène: elle demeure une héroïne suspecte, et, quant au monde foncièrement corrompu de Mesure pour Mesure , peut-être que la passion de justice qui anime le duc, "ce philosophe des coins sombres", ne suffit pas à le racheter. On dirait que l'âme du dramaturge est corrodée par le spectacle des impostures et des perversions. Voici bien l'expression bouleversante d'un idéalisme déçu.

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