Article paru dans Libération

Comme tous les couples hétérosexuels, les couples gay sont appelés à se reproduire. Et comme les autres: par les enfants. Quoi qu'en dise le législateur.

Pacs: cette homo-famille qui gêne

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste, professeur de mathématiques à l'université de Paris-VIII. Derniers ouvrages parus: «le Jeu et la passe», «Violence»
et «Entre-deux» en collection de poche.

Le vendredi 30 octobre 1998

On veut inclure dans le Pacs les couples frère-súur; le couple homo sera mieux caché par le couple incestueux.
De quoi clarifier les choses, en somme...

Quand un projet aussi simple et banal que le Pacs (affaire de bail et d'impôts, pure gestion du quotidien) cafouille, c'est que le refoulé n'en peut plus d'être tu. C'est clairement la reconnaissance symbolique du couple homosexuel qui fait problème à beaucoup, et non les droits qu'elle donne. Certes, elle peut faire problème pour des raisons pas très nobles, mais humaines, à ceux pour qui le mariage pèse lourd, d'un poids dont ils ne peuvent, eux, se délivrer d'un seul mot, contrairement au «pacte». Même si leur lien, reconnu à la mairie, a pour eux une valeur qui ne tient pas à la mairie mais à sa force symbolique.

Ils voient donc cet autre lien, ce pacte, comme un clone du mariage: un mariage qui contourne la différence sexuelle. Et puis, eux «paient» cher pour leur lien, et ça les gêne que d'autres aient un lien semblable à peu de frais. Ça, c'est le côté moche. Ils voient le mariage homo comme un double qui ferait des résonances aiguës avec l'original, des résonances comme celles qui brisent un verre quand on chante sur la même fréquence. (Il faut dire que le couple homo n'est jamais plus agaçant que lorsqu'il mime l'hétéro... Car, alors, il endosse les ridicules du couple «normal», qu'en principe il récuse.)

Cela dit, est-ce que de les reconnaître va les rendre moins marginaux? Et, si un couple ne veut pas être «légitime» au sens de la loi, quel sens y a-t-il à le légitimer? Et si la «légitimité» est un idéal que certains couples n'atteignent pas, quel sens cela a-t-il de le leur donner? S'ils ne la veulent pas, pourquoi la leur vendre (ou la leur acheter?) en échange d'avantages auxquels visiblement ils ont droit?

Mais tout cela n'est que broutille au regard du point crucial: un couple est appelé à se reproduire. Ces nouveaux couples aussi. Et comme les autres: par les enfants. C'est même pour cela que les officiels ressassent: «L'adoption leur sera interdite, ils n'auront pas d'enfants.» Or les faits sont plus vifs que le droit: des couples d'hommes, ou de femmes, élèvent déjà des enfants. Leur dire qu'ils n'ont pas à le faire, c'est vouloir contrecarrer une situation vivante où des liens d'amour sont déjà tissés. (Cela rappelle ces émissions où l'on demande à une mère, dont l'enfant mongolien a deux ans, si elle n'aurait pas voulu avorter. Peut-être l'aurait-elle fait avant; mais là, avec l'enfant vivant qu'elle aime, c'est assez bête d'en parler.) Donc, les états de fait se multiplieront, d'autant plus que les couples seront «légitimes».

Certes, on peut faire confiance à l'attention, la tendresse, l'intelligence pour que ces enfants aient le meilleur sort possible, même s'ils ont pour mère un homme, ou pour père une femme. En outre, nombre de ces nouveaux parents ont clairement dit qu'ils souhaitaient, à leur fillette, un homme pour mari; et à leur garçon, une femme pour femme. Reste à savoir comment les forces psychiques qui font qu'un gosse s'identifie à travers ce que sont les parents, plus qu'à travers ce qu'ils lui souhaitent, comment ces forces symboliques vont fonctionner.

Si l'on dit que ça risque d'être un peu «le bordel», la réplique est toute prête: «Et chez les couples "normaux", serait-ce la joie et l'harmonie?» Non; mais faut-il que ça le soit? Et si, chez les hétéros, la différence sexuelle ne se transmet pas génialement, son déni pur et simple, reconnu par la «loi», produira-t-il des réussites? Bien sûr, certains ont tant souffert du couple «normal» qu'ils y ripostent par le refus ou par leur couple particulier. Qu'ils aient souffert, c'est sûr: soit que la mère les ait démolis avec sa loi bien à elle; soit qu'étant déjà acquis à la cause de la mère, ils ne voyaient pas ce que foutait là cet abruti de père. D'où l'idée de s'en passer. Mais les hétéros, eux aussi, ont souffert. Les parents également. Et aussi les enfants qu'ils furent... Raison de plus pour que la «loi» ne vienne pas jouer sur ce terrain, où, littéralement, elle ne sait pas à quoi elle joue.

Ce qui est sûr, c'est qu'à ce niveau de la «dispute», le principe de plaisir va écraser le symbolique: «On est très bien, nous; vous savez, c'est très sympa!» Et, bien sûr, ce seront les grincheux de la loi - la vraie, pas celle des députés - qui rappelleront que les passages cruciaux de la vie ne sont pas de l'ordre du «sympa», mais que lorsque ça passe on est moins con. Et que, d'ailleurs, un couple qui se poserait comme réussi serait, de ce fait même, raté. C'est peut-être ce qui pend au nez des couples homos légitimes: ils seront parfaits. Marginaux et légitimes. Hors la loi et dans la loi.

Certes, dans les familles, ce n'est pas toujours «gai»: le symptôme de papa s'empoigne avec celui de maman; mais, l'un dans l'autre, le mouflet trouve des chances de se rattraper à quelques rares aspérités, juste au bord de l'abîme... Souvent, il n'en demande pas plus.

Dans les couples homos, on ne sait pas ce que seront ces «chances». L'indécidable semble y être plus réduit vu que l'essentiel est décidé: non à l'autre sexe. Bien sûr, on peut toujours dire que c'est jouable, tant qu'il y a de la vie; que l'humain «peut» se tirer de tout traquenard. Mais faut-il, pour avoir une belle image de soi - un soi «ouvert», «libéral», «sans préjugé», bien sûr -, créer des situations où les mouflets qui viendront se produire, comme sur une scène, soient sacrifiés? Quand les adultes se saoulent de leur image, les enfants trinquent.

Le législateur, lui, est perplexe: «Mais de quoi parlez-vous?... Puisqu'on vous dit qu'il n'y aura pas d'enfant! Ceci n'est pas un mariage!» Tout le monde, pourtant, a compris: cela en tient lieu, cela en est l'image. Et c'est là que les lapsus prennent leur valeur: le rapporteur de ladite loi déclare qu'il n'a pas trouvé d'argument prouvant qu'il faut un homme et une femme pour élever un enfant. En un sens, il a raison: il n'y a pas d'argument. Eh oui! Les grandes causes de la vie échappent aux arguties, sans pour autant se réfugier dans l'ineffable: la loi symbolique n'est pas un règlement ou un acte gestionnaire sans être un acte mystique.

Mais ce propos prouve qu'on peut avoir un sens nul du symbolique et être un bon gestionnaire; à condition de le rester et de ne pas trop s'aventurer dans des aires qui exigent de... l'inspiration. Et l'idée que le pacte soit signé en mairie, même si elle n'a pas abouti, confirme qu'il fut pensé comme un mariage de type nouveau. Sa reproduction aussi sera de type nouveau. Et, aux dernières nouvelles, on veut inclure dans ce pacte les couples frère-súur; le couple homo sera mieux caché par le couple incestueux. De quoi clarifier les choses, en somme.

Pourtant, dans cette affaire, le législateur est «innocent» jusqu'à la perversion: il ne fait que gérer, ajuster. C'est sans le faire exprès qu'il frôle ces sombres questions pour lesquelles les esprits sont peu préparés. A croire qu'une loi votée, cela veut dire simplement que des usagers la réclament, qu'elle leur est utile et qu'ils sont plus influents que ceux qu'elle gêne. Et cela se solde par un passage à la caisse, pour recevoir ou pour payer. Et si, en effet, c'était cela? Eh bien, soit: que l'Etat gère sans trop se mêler de ce qui fait tenir les humains à savoir leurs liens symboliques pour lesquels ils seront de plus en plus renvoyés à une certaine solitude. Ce n'est pas plus mal. Reste qu'en faisant violence à certains liens, on produit une violence obscure, qui resurgit sans raison, venant d'on ne sait où; comme celle dont on parle tant et qu'on dénonce comme si c'était une maladie.

En tout cas, voilà une loi exemplaire: bien adaptée à une société bien gérée - si tel était notre idéal -, alors même que, pour le reste, pour l'essentiel, c'est un peu n'importe quoi.

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