Paru dans Libération

La guerre du Proche-Orient est la guerre du partage même, celui des esprits bien plus que celui de la terre.

Eloge de l'entre-deux

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste. Dernier ouvrage paru: «Psychanalyse et judaïsme», Flammarion, 2001.

Le jeudi 6 septembre 2001


On va au loin
pour voir là-bas si l'on y est, pour s'y retrouver proche de soi, pour en revenir à la fois plus altéré et familier.
L'idée de l'entre-deux est décidément essentielle. Pour l'illustrer, partons des vacances, c'est tout près. Les vacances, c'est plus subtil qu'une coupure dans l'emprisonnement au travail, c'est un entre-deux dynamique. Tout le monde file vers le soleil, la grande lumière. Il fait chaud, alors on va vers des lieux encore plus chauds, pour y goûter... la fraîcheur - vu qu'il fait chaud -, et cette fraîcheur fait mieux apprécier la chaleur, qui est donc requise. (En hiver aussi, du reste: il fait froid, alors on va vers des lieux plus froids, vers la neige, pour y goûter la chaleur des bons feux, des lieux intimes et protégés qui font mieux goûter le froid.) En outre, chaud ou froid, on est content de ramener ce trophée de bronze: la peau a retenu l'éclat, on a été très éclairés! Ah! si ces gens éclairés devenaient éclairants... Mais c'est le contraire, ils gardent pour eux cet éclairage, qui d'ailleurs s'étiole vite.

Bref, ce qu'on va chercher, c'est l'entre-deux, c'est moins la lumière que la frontière où l'on se faufile entre lumière et ombre, pour que l'ombre de cette lumière fasse goûter la lumière qui fait cette ombre. De même pour la chaleur. Le charme des canicules fait un don de fraîcheur, le don qui manque quand tout est froid. De même pour l'étranger, l'altérité: on va au loin pour voir là-bas si on y est, pour s'y retrouver proche de soi, pour en revenir à la fois plus altéré et familier. Cela dit, on ne voit pas de voyagiste vendre du chaud-froid, de l'éclat d'ombre ou de l'étrange familier; où irait-on? Pas de marchand qui nous vende du partage, du mode d'être partagé. On vend de l'avoir, chacun veut «avoir» sa part, la bonne, partir avec, même si en route ça fond comme neige au soleil.

Mais l'idée de l'entre-deux est bien là, partout à l'œuvre même en vacances, plus fine et agissante que l'idée de changer d'air ou de vivre une différence.

Et quand elle manque, cette idée, et qu'on se met à penser des situations complexes comme celle du Proche-Orient, ça donne des vues assez carrées, cadrées, plutôt bornées. Exemples récents, coup sur coup on nous explique qu'Israël est en train de perdre la guerre, parce que deux kamikazes sont entrés dans une position de l'armée israélienne; cela prouve que «cette armée n'est plus bonne». Et d'ajouter que l'opinion israélienne a déjà admis la «défaite»; c'est-à-dire l'idée de partage. Curieux: le partage est une défaite dans cette logique. Or, cette guerre est celle du partage même, celui des esprits bien plus que celui de la terre. Ce conflit semble fait pour réfuter l'idée de vaincu et de vainqueur. De quoi casser la logique purement technique. En même temps, cette guerre semble nécessaire à chacune des deux parties pour élaborer son partage intérieur, sa ligne d'ombre et de lumière, son bord étrange et familier avec l'ennemi.

Un autre expert, dans la même logique technique, nous dit qu'avec ces VM (volontaires de la mort) les Palestiniens ont l'arme absolue («l'arme suprême: l'homme»), et que ce symbole de l'«ultime devoir» joint au besoin politique (d'avoir un Etat) les rend imbattables. Et voilà les Palestiniens totalisés, instrumentés, uniformisés, tous derrière leurs «martyrs». L'Etat hébreu est aussi totalisé, en négatif: il est «matérialiste» (les fanatiques le disent aussi), sa société est «mécréante», il veut du «zéro-mort», donc il est perdu car il «ne peut pas espérer gagner sur le terrain symbolique». Quelle idée pauvre et morbide du symbolique ont certains techniciens - si quelques fanatiques peuvent d'un coup le confisquer. Les mêmes comparent Israël aux Français en Algérie, aux Américains au Viêt-nam... et pour finir à des jouisseurs débonnaires pour qui «le don de la vie a perdu sens et valeur». Il se trouve que ce cliché est assez faux historiquement: lorsqu'en 1973 Israël fut attaqué sur les deux fronts et menacé de s'effondrer, des jeunes ont donné leur vie sur un mode non pas fanatique mais très conscient, juste pour freiner l'avance ennemie.

Donc, cette logique lobotomisée ignore que chaque partie est bipolaire; notamment l'Etat hébreu: non pas tant entre ses pôles religieux et laïc, mais entre la dimension biblique qui le fonde (qui est son support symbolique) et la dimension moderne qui l'intègre à notre époque. Ce bipôle, qui n'est pas un clivage mais une dynamique d'entre-deux, est en guerre actuellement avec une autre identité qui cherche aussi son entre-deux, entre symbole islamique et modernité vivable.

Comme tout cela est complexe pour nos têtes «expertes», voici de quoi complexifier encore: c'est que le symbole islamique prend sa source dans la Bible et a pour tâche de la remplacer. Ça ne simplifie pas les choses, mais c'est d'autant plus passionnant; car il ne s'agit pas pour nous, ici, d'un partage entre lumière et ombre, entre les bons et les mauvais; ni pour eux, là-bas, d'un partage de gâteau, mais d'un mode d'être partagé. Un symbole est comme tel un partage, un entre-deux, entre ce qu'on est et ce qu'on peut être, entre l'actuel et le passé qui fait retour, entre l'humain et le divin - comme symbole du dépassement; tout le monde en principe l'a en partage -, n'en déplaise aux fanatiques qui se le réservent.

Certes, chacune des deux parties a du mal à penser sa dynamique d'entre-deux; c'est ce qui les fait tourner en rond l'une derrière l'autre. Il faudra bien qu'elles la pensent et l'inscrivent pour qu'entre les deux Etats futurs cela soit vivable - non pas paisible, là-bas c'est l'inapaisable de l'humain.

En attendant, cette frange de l'entre-deux est occupée par d'étonnantes questions de langage: quand les VM attaquent, ils «tuent» des Israéliens, des jeunes devant une boîte, des soldats, corps interchangeables voire anonymes; quand les Israéliens ripostent, ce sont des «assassinats»; s'ils tuent un chef adverse, qu'ils accusent d'organiser des «attentats», des journaux très sérieux nous assurent ici que cet homme était «intègre». On les croit, ils sont eux-mêmes si intègres. Et puis «les deux parties envisagent» de temps à autre de «se réunir pour lutter contre la violence»: comme si c'était un virus, comme si elle n'était pas leur façon actuelle, aux uns et aux autres, de s'exprimer et d'apprendre peut-être à se parler autrement.

Mais nous savions qu'entre le langage des armes il y a l'arme du langage; c'est aussi un entre-deux. Dont voici un autre exemple, plus cocasse: le balancier des nations qui, naguère, a posé que «sionisme = racisme», puis qui s'est dédit et qui, nouveau battement, s'apprête à se contredire, pour se rétracter dans cinq ans. Vieille mise en scène: énonciation raciste d'énoncés antiracistes.

L'inapaisable, car même le refoulé d'ici se branche là-bas pour se vider comme un siphon; l'événement là-bas donne ici un langage pour régler des comptes. Simple exemple: l'Etat gaullien a laissé tuer par leurs «frères» algériens 150 000 harkis; ils avaient choisi la France et cru en la parole du chef. Nul n'aurait l'idée de le traiter d'assassin. Titre dont en revanche Sharon est gratifié pour avoir laissé les chrétiens libanais se venger des Palestiniens qui soutenaient leurs ennemis. Certes il aurait dû s'interposer, mais la France a fait «mieux»: elle a sacrifié cent fois plus d'hommes à sa quiétude; et leurs proches demandent justice. Autre exemple de paroles en l'air où le refoulé s'étale: on nous ressort qu'Israël est né de la «Shoah». Je ne le crois pas: celle-ci a été un catalyseur d'un mouvement, d'un désir qui se clamait depuis vingt siècles, du fin fond du texte biblique; désir tenace qui fut le symbole du peuple hébreu. Mettre Israël au compte de la «Shoah», c'est déclencher les rancœurs de tous ceux qui en ont «marre» d'en avoir porté les traces indélébiles, ou d'avoir, comme les juifs maghrébins, été réduits au silence par l'establishment israélien du fait qu'ils n'ont pas vécu «ça». C'est en outre vouloir que les Arabes paient les horreurs de l'Occident. Bref, c'est bloquer le passage entre le symbole et l'actuel.

D'autres stratèges nous disent qu'il faut revenir «aux frontières de 1967» et tout sera réglé. Savent-ils que 1967 fut l'imminence d'une guerre globale contre Israël - la belle Oum Kalsoum chantant «Tous les Juifs à la mer!» -, et que si Israël n'avait pas pris les devants, il eut été anéanti? Qu'est-ce qui leur fait sacraliser les frontières de 1967 comme si c'étaient celles d'un Etat palestinien - qui n'existait que dans leur tête, car dans les faits il n'en prenait pas le chemin? Ou veulent-ils seulement dire que pour qu'il y ait la paix, il faut effacer tous les signes d'humiliation? Pourquoi pas? Alors il faut le dire, et se préparer à une longue route.

Car le drame des Palestiniens est qu'ils n'ont pas pris leur part à temps, ils ont boudé la partie parce qu'ils refusaient l'entre-deux: ils voulaient tout, donc ils n'ont rien. (Et maintenant ça coûte plus cher.) C'est en cela qu'il faut les aider au partage. Partage de l'origine, de la terre, des esprits.