Article paru dans Libération

Le succès du Cinquième Elément est le triomphe d'un film primal.

Le cinéma des grands enfants

Par DANIEL SIBONY
(Daniel Sibony a publié récemment: «le Racisme ou la Haine identitaire», aux Editions Bourgois; et «le Jeu et la Passe. Identité et Théâtre», aux Editions du Seuil.)
Le 10/6/97





«Qu'est-ce qui fait qu'un film est bon? Et bon pour qui, déjà?...» Attention, glissade ­ bon pour ceux-ci, pas pour ceux-là? Pour les enfants, pour les grands? Voici un coup d'arrêt pour stopper la glissade: «Une bonne țuvre ­ ou "des bonnes țuvres" (!) ­, c'est bon pour ceux qui en profitent: en argent, en plaisir, en prestige... C'est bon pour ceux qui trouvent ça bon.» C'est tout? Affreux! Ça tourne en rond! On verra. On fignolera. Pour l'instant, voyons le Cinquième Elément.

Il y a là plein de montages qui «marchent», qui fonctionnent inconsciemment, perçus «en direct» par l'esprit de l'enfant ­ et de l'enfant qu'il y a dans l'adulte. Il y a bien sûr l'éternelle lutte du bien et du mal, mais il y a la quête de l'objet perdu, objet vital ou trésor qui conditionne la vie. Et il y a l'élément qui manque et il en manque, dans l'élément fruste et frustré où nous baignons; il y a l'amour comme seul recours, élément manquant (man-man, mamans!), manquant dans tout ce que nous faisons; il y a la jonction de la science et du savoir ésotérique; il y a le fait que c'est la femme qui sauve la vie, femme recréée ­ avec non pas une côte d'Adam, mais un morceau d'extra-terrestre; messianisme féminin; et elle échappe, cette nouvelle Eve, au carcan de ses fabricants; les flics la traquent comme ils traquent tout ce qui est étranger à leur plate logique ­ où ça a beau circuler en trois dimensions (les voitures flottent dans les airs), ça n'a aucune profondeur. Il y a cette femme neuve qui apprend tout en quelques jours en commençant par le trauma originel. Il y a la magie de la BD, car tous ces êtres qui semblent humains viennent de l'autre côté de l'image, pour irriguer l'image humaine d'un peu de vie. Il y a du surréel surnaturel... il y a la terre menacée par une boule de feu, objet céleste qui grossit d'autant plus qu'on le combat avec le feu des armes (quand un mal est mal combattu, il devient malin; autre appel à l'intelligence du cțur...). Il y a que l'élément «cinq» - l'élémanque ­ doit se placer avec les symboles des quatre autres: la terre, l'eau, l'air, le feu ­ d'une façon qui fait appel à l'autre face du savoir. Essentielle question de place. Il y a le héros négatif: esprit totalitaire qui veut tout faire par des machines, mais qui n'en trouve pas une pour lui taper dans le dos quand il avale de travers.

Tout cela accroche en direct l'esprit d'enfants, via les «processus primaires» comme on dit; et ça investit pas trop mal. Les adultes-adultes sont, eux, moins perceptifs. Il leur faut s'identifier - ce qui n'est pas simple ici - et surtout il faut que l'histoire les embarque jusqu'au point où soudain ils se perdent, petit vertige équivalent de l'orgasme, pour qu'ensuite ils soient lavés, nettoyés, cathartiqués.

Les enfants, les esprits-enfants ne sont pas branchés «orgasme»: l'țuvre est donnée, là, en à-plat, sans nuances, ça marche ou pas. Et si ça marche, on retombe sur ses pieds: la femme neuve et puissante accède vite à sa fracture. Ça s'humanise... Et le film pousse même vers la satire, celle de l'homme-média, du speaker incapable d'un geste vrai parce que machine à déverser des paroles creuses.

Sur nous autres ­ les «orgasmiques» ­, ça ne prend pas fort. Mais ça prend sur beaucoup, car ce film est un jeu, pas seulement un jeu vidéo; mais le jeu tourne autour d'un point de fuite, d'un ombilic branché sur l'élément autre, c'est une sorte de passage qui traverse cette quincaillerie pour retrouver une fibre forte: le jouable de l'existence, le comble du jeu de la vie qui est une femme ­ parfaite d'abord, puis heureusement imparfaite, en larmes...

Des adultes ­ souvent des femmes ­ peuvent n'avoir pas la patience d'entrer dans le jeu pour voir s'ouvrir ce passage vers autres chose. Mais cette quincaillerie pleine de gags permet le jeu d'une écriture très symbolique autour de cette question, simple jusqu'au vertige: qu'est-ce que préserver la vie? Et se préserver du mal? S'il est au cțur des forces de vie et incrusté chez ceux qui veulent nous en garder...

Cela nous ramène à la question de ce qui fait un bon film. On partait d'une tautologie: le film est bon pour ceux à qui il fait du bien. C'est le moyen d'échapper au diktat des «grands critiques», des grands guides, diktat où le film est bon parce que eux l'ont trouvé bon et que eux sont des phares... Le rapport à l'țuvre les contourne gentiment (ce qui les rend furieux et les pousse à dire des bêtises, comme si la provocation allait les faire entendre). La critique n'a plus le critère: celui-ci est intrinsèque, non pas à l'țuvre mais au couple public-țuvre. Ce couple peut ne durer qu'un soir, mais si c'est pour des foules, ça compte. Et là s'infiltre un autre compte, un facteur extrinsèque, en apparence: c'est la pub déferlante. Cela semble tout fausser; en fait, non: des foules énormes vont voir le film, mais rien n'indique qu'elles le trouvent bon; c'est un échange commercial, on rentre dans ses frais ou pas...

Ce que nous disons de l'țuvre est vrai pour bien des choses ou bien des causes: Une bonne cause est une cause bonne pour ceux... qui la promeuvent. Du coup, n'y aurait-il plus de causes bonnes en soi? Si, mais elles ont toutes, en plus, cette composante narcissique, tautologique.

Et ce film alors? Eh bien, faut-il que le désespoir des jeunes ­ de la partie jeune dans chacun ­ soit grand pour qu'ils trouvent bon un film qui les «venge» des forces du mal et promette le salut par l'amour? N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait toute religion un peu sérieuse?



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