Technique, eugénisme... DEBATS CANAILLES ET VRAIES QUESTIONS

J'ai déjà dit ce que je pensais du clonage et autres étrangetés procréatives : elles secouent nos repères symboliques, les mettent à l'épreuve, nous forcent à voir que certains d'entre-eux se sont un peu fétichisés, et qu'au fond rien de ce qui se donne pour "symbolique" (parents, famille, différence sexuelle, institutions, systèmes de parenté...) ne peut prétendre capter à lui seul tout le potentiel symbolique. C'est plutôt une bonne chose, qui renoue avec la vieille lutte entre les idoles - gadgets - fétiches et le fameux être divin qui les brise ou les balaie. Que ces débats soient repris, ressassés, relancés, tant mieux, surtout si dans la lutte entre les pour et les contre (tous deux fragiles et intenables) émergent des pensées neuves. Espérons.

Mais parfois le débat lui-même a lieu entre images et clichés, entre idoles et provocations, avec pour seul enjeu d'avoir des preuves qu'on est remarqué, qu'on existe, sans que l'existence soit très vivante. C'est ainsi qu'en Allemagne, paraît-il, le débat fait rage entre une vieille idole usée (Habermas, qui a dressé contre le totalitarisme, après coup, le mur bien fragile de la culpabilité, puis de la "critique" - sans trop se demander ce que devient l'esprit critique quand on se jette comme Heidegger dans les bras du Führer), et son challenger plus jeune qui piaffe, qui provoque, qui veut la place et qui y croit (Sloterdijk), qui proclame: "il s'agit de rien de moins que du contrôle du pouvoir idéologique par lequel s'accomplit le gouvernement moral de la société". Mais d'où vient cette manie de croire qu'on peut contrôler les idées que se font les gens? Est-ce du fantasme d'avoir la télé bien en main? Avec cet "outil" "merveilleux" on injecte les bonnes idées et les gens se réveillent et marchent, comme on veut. Mais voilà, la télé qu'on fantasmait très puissante, elle fait seulement partie des meubles, et sa médiocrité même nous protège de son pouvoir, cette bonne télé qui attrape les gens au moment où ils n'ont envie de rien faire et qui les lâche après leur avoir enlevé toute envie de faire autre chose que de dormir; même debout. Enfin, reste que tout "débat d'idées" prend pour modèle le "débat" télévisé, où une idée existe tant qu'elle est sous les projecteurs puis elle s'éteint gentiment. En l'occurrence, cette idée ne vaut rien: croire qu'on peut contrôler les pensées est aussi vain que de croire qu'on peut contrôler les gènes pour "améliorer" l'espèce. Même si cela fait frémir certains, sous le nom d'eugénisme, comme si on détenait les moyens de le pratiquer et qu'on hésitait par excès de scrupules. (Compliqué, l'hypocrisie. Les nazis, qui n'avaient pas ces scrupules, ont tout fait pour améliorer leur race, qui déjà frisait la perfection, et n'ont produit que des crétins.)

Dans le même débat, on nous parle d'"optimiser la cité" en y conjoignant "le courage guerrier et la tempérance philosophique" (!) sous la direction de "l'image directrice du sage" (Sloterdijk). Image, sûrement, mais laquelle? Et voilà qu'en face, Habermas explique que le clone humain serait "l'esclave de son concepteur" car il n'aurait pas bénéficié du hasard et de la loterie génétique, ayant le code génétique "choisi" (?) par son concepteur. C'est qu'ils y croient ferme, à la génétique, ces penseurs; pourtant les généticiens honnêtes leur répètent que deux êtres génétiquement identiques risquent d'être différents s'ils ont des vies différentes; que l'identité génétique n'est pas l'identité physiologique, sans parler de l'identité sociale ou culturelle, ou du nécessaire manque d'identité qui permet aux hommes de respirer et de créer. (En outre, ces rêveries n'ont de sens que si un jour on recourt au clonage pour aider à se reproduire des gens qui n'ont pas trouvé d'autre voie). Et le philosophe adjure le législateur d'interdire... Or celui-ci est plus malin, par exemple, la loi du PACS ne dit pas un mot des enfants mais rend subtilement exigible l'homo-famille. Pourquoi pas? Cela veut dire que la famille, conventionnelle ou pas, est un lieu de passage du symbolique et non pas son Haut-lieu; elle n'en a pas le monopole. Et le désir de symbolique tient souvent lieu de symbolique.

Le même Sloterdijk, nous dit que s'agissant de nazisme il est temps de tourner la page (du livre de la mémoire, je suppose, il est donc temps d'oublier... Ouf!), et nous gratifie de cette autre révélation: "La série des vexations évoquées par Freud n'est pas close" [l'homme vexé par Copernic parce que la terre n'est pas au centre, puis vexé par Darwin à cause du singe, puis par Freud à cause de l'inconscient]; oui, il reste "un violent complexe de vexation que l'on pourrait appeler le cybernético-bio-technique". Qu'est-ce que ce petit monstre qui va nous vexer encore? (Au fait, a-t-on vu tellement d'hommes vexés par l'"ascendant" singe ou par la gravitation ou par l'inconscient? quand l'inconscient les gêne, ils n'y pensent pas; autrement, ils exultent d'en parler, comme les "psys"...) Donc, le "cybernético-bio-technique", c'est qu'il y aurait une "continuité entre l'organisme et la machine", entre "ce qui est né et ce qui est fabriqué" (sic). On nous sert donc comme trouvaille la vieille tarte à la crème où l'homme créerait non pas un Golem mais un homme, un "vrai", (devenant ainsi l'égal de Dieu; autre cliché: l'homme-Dieu...). De quoi faire peur aux croyants, leur faire pousser de hauts cris qui joints à ceux des esprits un peu critiques, seraient la preuve, n'est-ce pas, que c'est une trouvaille terrifiante! Ce fantasme de se fabriquer soi-même est une des plus touchantes sécrétions narcissiques. Fantasme stimulé depuis toujours par le fait que l'homme, dans ce qu'il fabrique, ne peut qu'imiter la nature, dont on sait... qu'il fait partie. Le plus drôle est que la nature elle-même, dans le clonage justement, montre que nos idées de programmation, où nous pensions l'imiter de près, sont trop bêtes pour elle: puisque le noyau d'une cellule que l'on met dans l'enveloppe d'un ovule, du fait que c'est une cellule spécialisée, est dûment déprogrammé pour que la nouvelle entité soit totipotente et reparte à zéro avec un autre programme pour faire toute la variété des organes du futur corps.

Mais le crétinisme "savant" a un bon alibi: c'est que devant lui on brandit le spectre de l'eugénisme comme si c'était un outil qu'on avait bien en main. Si l'homme pouvait s'améliorer à si bon compte, il l'aurait fait depuis longtemps, tricheur comme il est; cela confirme après-coup qu'il est inaméliorable: c'est déjà bien s'il est vivable, et supportable à ses proches. Or c'est tout sauf évident. Là est le vrai problème, la violence sous toutes ses formes, notamment bêtes et méchantes.

Pour le reste, on paiera cher le fait que devant l'Horreur du nazisme on n'ait pu dresser qu'un mur de culpabilité. Freud dit qu'elle a un effet protecteur: qu'elle empêche de faire le crime; mais elle peut avoir un autre effet protecteur: de permettre que le crime soit fait par d'autres, à charge pour ceux qui l'approuvent au fond d'eux-mêmes, de le déplorer officiellement. On a aussi opposé le pieux refrain que cette Horreur est tout simplement "impensable". Voulait-on dire irreprésentable? Mais n'importe quel drame humain est irreprésentable pour celui qui ne le vit pas. C'est même ce qui permet d'en faire des représentations (narratives, théâtrales, plastiques), pour donner une idée, une émotion... Bref, remplacer l'éthique par la faute, la pensée par la mise en garde, c'est instaurer le faux débat entre ceux qui veulent "vivre" sans être obsédés par l'Horreur et ceux qui veulent la "prévenir"... De fait, ladite Horreur est très pensable, et ne cesse d'être pensée, même si le mode sur lequel nous sommes certains à le faire n'est pas assez canaille pour les faiseurs d'images.

23/11/99

Daniel Sibony*