Article paru dans Libération |
Par Le |
Vieille méthode pour faire mentir : recueillir le discours de l'autre,
y ajouter une question secondaire dont la réponse peut être fausse ; si par «chance»
elle l'est, c'est tout le discours qui devient faux ; |
Beaucoup ont ri de Clinton. Pourquoi les choses du sexe prêtent-elles à rire? Est-ce parce qu'elles donnent de la joie? Même celle de se foutre de l'autre parce qu'il s'est fait surprendre? Beaucoup l'ont plaint pour sa naïveté - Mais il n'avait qu'à!... Et que n'a-t-il tout simplement!... - et, rien que pour sa naïveté, il mériterait de tomber. Or la traque était telle que Clinton était coincé, même s'il avait envoyé paître son «justicier» - sur l'air de: «Ça ne vous regarde pas, c'est ma vie privée!» Celui-ci aurait poursuivi son rapport et l'aurait lancé avec l'accusation majeure: «Ce Président va-t-il rester au-dessus des lois? Qu'il réponde!» De quoi flatter le juridisme des élus, qui passent donc pour les champions du «droit» chemin. Le Président aurait alors avoué la liaison, certes sans avoir à se dédire et à demander pardon, mais le même juridisme l'aurait taxé de traître... à la loi du mariage, à sa propagande morale, etc. Et cela serait revenu au même, ou presque. Car, on le verra, c'est au sexe qu'ils en ont, ces bons juristes, quitte à rebondir sur lui pour revenir au vrai enjeu: la lutte à mort pour le pouvoir. En tout cas, il n'y a pas de gaffe à regretter, l'affaire suit d'un bout à l'autre les lois implacables du social, en partant de l'opposition entre «le sexe», qui ne relève pas de la vérité (mais de l'amour sous toutes ses formes), et «le droit», qui se prévaut de la vérité («rien que la vérité, et toute...») alors qu'il relève de la gestion et du rangement. De même, est-ce que «ce cirque» est typiquement américain? Est-ce impensable ici? Certes, pas sous la même forme, mais la logique est la même, et il s'en passe ici d'aussi moches sous la pression de cette même logique: où le formalisme juridique cherche à capter la vie, dans sa «vérité», et n'attrape souvent que du faux, du formel, alors il se raidit, en violence ou en exclusion, se double même du formalisme médical, comme si cela pouvait sauver le juridique de la bêtise - en l'occurrence, celle de vouloir pour Président un homme qui ne mente jamais, c'est-à-dire un mort. Et c'est là que la procédure avoue doucement son vrai projet: ce Président, on le veut mort, on veut le tuer, dès le début; comme Kennedy, qui pourtant avait pris soin, dit-on, de suicider sa Monica, qui s'appelait Marilyn... Clinton se bat contre des tueurs. C'est pourquoi il nous émeut. D'abord il nie, mais ce «non» qu'il a lâché (en niant qu'il y ait eu rapport sexuel), ce non qui l'a fait taxer de mensonge, reprend sa valeur humaine banale, touchante: on dit non pour que la chose ne soit pas vraie; pour conjurer l'horreur. Quelqu'un ouvre la porte alors que vous êtes nu et braque sur vous une caméra, vous criez non; on vous dit: vous allez mourir dans six mois, vous criez non. Ça a une valeur symbolique de survie; rien à voir avec la «vérité», surtout celle d'un questionnaire. Et l'idée que «ce qu'on lui reproche, c'est le mensonge dans l'enquête et non la liaison», cette idée semble si subtile (!) qu'on y adhère sans discuter. Or elle est perfide: derrière le mensonge au juge, on vise celui de la liaison pour prendre appui sur elle et descendre le bonhomme comme menteur-de-toute-façon. L'enquête semble écarter le sexe pour ne pointer que le mensonge, mais c'est pour mieux revenir au sexe et y dénoncer le mensonge de la liaison parallèle; toujours l'obsession d'un accord sexe et vérité, ou mieux: sexe et droit; c'est l'axe «choisi» par les tueurs, c'est celui qui exprime leur vérité. Entre-temps, on fait rigoler le bon peuple sur la seule liaison, comme si toute liaison, «extra» ou non, ne prêtait pas un peu à rire, ayant toujours cette part de confiance mutuelle - qui est de l'amour - et que les «malins» nomment naïveté. Or, pour un homme affairé qui rebondit comme une balle, de dossier en commission et de meeting en dossier, cette liaison naïve a pu être une petite lumière, un symbole rappelant l'existence de l'amour. Il en oublie que c'est un appât. En somme, et c'est le point crucial, une femme décide d'«avoir» le Président comme étant la pointe de la gent virile - et, si une femme veut un homme, elle l'a de toute façon, car peu d'hommes résistent à cette bonne nouvelle: il y a de l'amour pour vous, et en voici le symbole réel, palpable. Très peu y résistent, surtout s'ils suffoquent dans la routine et le fonctionnement. Pourquoi la bonne nouvelle doit-elle venir d'une liaison parallèle? A croire que lorsque deux symptômes cohabitent et sont vissés l'un à l'autre, la place du désir s'amenuise puis disparaît, et que dans l'air raréfié une bouffée d'oxygène... peut être vitale et même aider à fonctionner. Ça, c'est le contexte affectif, sur lequel se greffe un projet de meurtre, à partir d'une question drôle: «Un Président a-t-il le droit d'avoir une liaison?» Question étrange, car elle n'a pas de réponse formulable: si on dit «non», on est dans la bêtise; si on dit «oui», on piétine la loi du mariage (la «normale»...). De même: «A-t-il droit à une vie privée?» «Bien sûr!», crient les normaux. «Non, si elle est marquée de mensonge!», crie l'homme du «droit», qui irait même jusqu'à dire: droit du peuple à avoir un Président clean! Et l'idée de «simplement» séparer vie privée et vie publique semble un vžu pieux ou une devise - comme: liberté, égalité... - qui dans les faits ne vaut pas cher, si la lutte de pouvoir fait rage. Quant à la jeune femme décidée, son cas semble un peu lourd. A partir de quand s'est-on servi d'elle - ou de son inconscient? Au début, elle partait sur une ligne ždipienne banale: avoir le chef (le «père»?) en pointant sur lui la fusée de ses charmes, le «descendre» de son piédestal ou se hisser jusqu'à lui en descendant - par la même fusée balistique - la reine. Mais l'effet réel est plus subtil: elle réussit à annuler l'un par l'autre le Président et le justicier - tous deux se retrouvent dans l'impasse. (Or annuler un père par un autre, c'est le sport favori des pervers.) Il est vrai que dans cette impasse se profile une scène de meurtre, où d'autres rouages pervers ont monté le décor. D'abord, cette vieille méthode pour faire mentir: recueillir le discours de l'autre, y ajouter une question secondaire dont la réponse peut être fausse; si, par «chance», elle l'est, c'est tout le discours qui devient faux; une faute réduite et secondaire devient un mensonge total. Et l'enquêteur révèle alors sa vraie nature: totalitaire. Dans son système, pas de peccadille, il n'y a que La faute qui le hante, Le péché - toujours le même depuis l'originel... Le pardon n'est pas prévu, puisqu'il n'y a pas de petite faute. D'où l'autre montage pervers: étaler toute l'affaire en spectacle total (presse, télé, vidéo, Internet...) où chacun, mis en posture de voyeur, est supposé s'identifier en négatif à Clinton: on s'identifie à lui comme à ce qu'il faut rejeter de soi, pour s'épurer. En passant, cela pervertit l'information démocratique: le peuple a le droit d'être informé, voyons - et on le gave. Dans ce contexte, qu'une majorité d'Américains veuille encore Clinton est un signe étonnant de maturité. Quoi? Une foule immense comprendrait qu'un même homme peut être digne et mentir? Mais ce serait le seuil pour franchir la violence! Or tout est prêt pour le lynchage médiatique, le sacrifice humain. Ainsi, le chancre est partout: l'Amérique elle aussi le couve, ça ne se voit pas, mais ça éclate un jour, grâce à un clash entre le droit formel et le sexe informel - décidément révélateur de vérité. |