Paru dans Libération

 

L'autorité des parents sur leurs enfants ne doit pas être fondée sur la peur qu'elle inspire mais sur la confiance et l'amour de la vie.

S'autoriser l'autorité

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste. Dernier ouvrage paru: «Don de soi ou partage de soi? Le drame Levinas», chez Odile Jacob. Vient de sortir en poche: «le Racisme, une haine identitaire», Seuil, «Points-Essais».

Le mercredi 7 mars 2001


Pourquoi, après avoir donné la vie à l'enfant, les parents renoncent-ils à s'empoigner avec cette «chose»? ÇBonne nouvelle»: les parents débordés par les empoignades avec leurs jeunes vont recevoir de la loi une aide massive. L'Etat leur lance un message majeur: «Ayez de l'autorité!» Opposez votre «autorité» à ces actes «incivils», à cette violence des jeunes, etc. Eh oui! il suffisait d'y penser.

Or ce sont justement les jeunes qui aimeraient bien avoir des parents «autorisés», c'est-à-dire chargés d'autorité, la vraie, dont l'étymologie dit que c'est la capacité d'être «auteur», auteur de ses œuvres, de sa présence, de sa création, des liens qu'on trame avec les autres, avec le monde... Les jeunes et les moins jeunes aimeraient bien des parents chargés de cette «auteurité». L'autorité, c'est de pouvoir prêter appui, parce que soi-même on en a un dans les forces de vie (et pas chez le supérieur hiérarchique - qui se cache derrière le sien, et ainsi de suite jusqu'au «premier», qu'on change de temps à autre pour que rien ne change). Les jeunes - et les enfants - sont furieux de n'avoir pas devant eux une instance qui s'autorise; et de voir que le tenant de l'autorité n'a aucun appui dans la vie ou que son appui c'est sur eux-mêmes qu'il l'exerce, et qu'il pèse de tout son poids, pour en avoir, du poids.

En face, côté adulte, c'est la même souffrance: les tenants de l'autorité (parents ou autres) sont mortifiés d'être impuissants à la soutenir, incapables de s'autoriser à y être vivants; ulcérés de voir que l'autorité qu'on attend d'eux, en tant que rayonnement de vie, est un habit trop grand pour eux; pour eux, le seul garant de l'autorité qu'ils exercent, c'est la peur qu'elle inspire. Du reste, les jeunes en tirent vite la leçon: il suffit de ne plus avoir peur... (Ça tombe bien: ne pas avoir peur de l'autre, c'est de toute façon excellent).

Bien sûr, l'autorité, ce n'est donc pas seulement être «auteur» (tout le monde aujourd'hui veut l'être, voyez les librairies...); il s'agit d'être auteur d'une relance de vie à partir d'une transmission de «richesse», de profusion, de «baraka» en somme, qui suppose et qui transmet une connivence avec des sources de vie. Or les jeunes interpellent l'autorité pour savoir sur quoi elle tient, sur quelles secrètes connivences... Et si ce qu'ils ont en face ne tient que sur le toc et le semblant, c'est le clash. Surtout quand les adultes ne s'autorisent à rien qui sorte du cadre, donc ne s'autorisent qu'à répéter. Justement, les jeunes, questionnent l'adulte au bord de ses répétitions: ce qui les passionne, c'est de voir comment il fait quand il n'a plus le mode d'emploi, quand il ne fait pas que répéter. Sans être pervers, ils le poussent à cette limite, dans l'espoir inconscient que ça leur transmette quelque chose d'original (qui tienne un peu de l'origine).

Et voilà que l'Etat vient à la rescousse des parents qui ont «perdu l'autorité», comme s'ils avaient choisi de la perdre. «Allez, ressaisissez-vous bon sang!» Et, eux, ils écoutent, médusés. Quelle trouvaille... Mais ils savent que l'autorité qu'on respecte ou qu'on aime, c'est celle qu'on suppose savoir transmettre de la vie. Chacun d'eux se souvient même qu'enfant il a eu devant lui deux grands adultes rayonnants, puisqu'ils ont pu transmettre la vie et produire cette chose fantastique qui n'est autre que lui, l'enfant. Il les respecte pour ça, parce qu'il les a vus lui transmettre la «vie»; au sens large. Mais très vite il s'étonne: qu'est-ce donc qui a brisé leur belle lancée? Pourquoi, après cette première œuvre, étonnante, qui est lui-même, on dirait qu'ils n'«écrivent» plus, n'«inscrivent» plus rien, que c'est sans suite? Ils renoncent à s'empoigner avec cette «chose» qui fut leur œuvre et qui grandit; ils ont l'air de se déjuger, de renoncer, de se dégonfler; leurs symptômes (leurs transmissions bloquées) reprennent le dessus.

Or le bon Etat rapplique et leur refile, en guise d'aide, son symptôme à lui: «Ecoutez, on est débordé, on n'y arrive plus, si vous ne faites pas un peu mieux que ça les flics chez vous, si vous ne faites pas du maintien de l'ordre, ça ira mal pour tout le monde!» Du coup, adieu la grâce, la baraka, l'autorité rayonnement. Ce qui fera autorité, c'est le bon fonctionnement; et gare à qui fera «dysfonctionner». C'est la technique de la gestion qui fera autorité. Bien sûr, on ne l'«aimera» pas; comment pourrait-on aimer ça? Mais elle aura force de loi. Or une loi qu'on ne perçoit pas comme une dynamique renouvelante, on ne l'aime pas. Car, ce qu'on attend, c'est qu'elle ligature les forces de vie pour prévenir le chaos, qu'elle risque même le désordre, parce qu'elle a assez confiance en d'autres articulations. Si ce n'est pas le cas, elle ne tient que très localement: en sacrifiant à tour de bras des forces de vie. Beaucoup vivent dans leur chair cette impasse. Avec ce paradoxe en plus que l'autorité supérieure, qui les fige, se met à leur crier: «Mais soyez donc moins figés.»

Ce n'était pas bête de vouloir «lifter» les Tables de la Loi, où la cinquième Parole crie depuis trente siècles: «Donne du poids à ton père et à ta mère, afin que tu vives»... L'ennui, ce n'est pas qu'elles aient vieilli, c'est que le problème qu'elles posent est plus profond qu'on pense: pouvez-vous fonder l'autorité non sur la peur qu'elle inspire mais sur le don de «vie», la transmission de baraka qui passe par elle? A vous donc de pratiquer cette question: qu'est-ce qui fait qu'à partir d'un certain moment les parents ne transmettent plus de la vie mais de l'ennui et de la peur? Certes, beaucoup s'écrasent devant l'autorité par peur de perdre l'amour; donc par peur d'être moins «bien». (Cela inclut aussi la peur de la faute: au-delà de la faute, c'est la sanction qui compte, et c'est d'être moins aimé, moins aimable...) Et pour ceux qui, comme on dit, ont manqué d'amour, c'est l'horreur, la chute dans l'abîme. Ce vieux chantage affectif: «Tu t'écrases, sinon tu n'es plus aimé», produit le même paradoxe qu'il faut s'annuler pour avoir de la valeur; il faut «payer» pour être «aimé». Mais beaucoup de jeunes refusent ce face-à-face où la valeur de l'un se décide au caprice de l'autre. Certains pressentent que leurs sources de valeur sont ailleurs, qu'elles dépendent d'événements et de hasards qu'on s'autorise à laisser venir ou pas.

Il y avait donc un bon constat au départ: ils ne respectent pas leurs «profs» (ou les autorités), parce qu'ils ne respectent pas leurs parents. Cela veut dire que le respect des parents, comme respect d'une transmission, prend vite une valeur symbolique: il permet d'approcher avec respect toutes les choses de la vie, sans mépris, quitte à combattre certaines s'il le faut. Mais de là à déduire, comme le fait l'Etat, que «si on force les parents à se faire respecter, ils le seront et les autres le seront aussi», il y a un saut qui peut friser la sottise. En témoigne ce cercle vicieux: les parents démissionnent, parce qu'on ne les respecte pas, et on ne les respecte pas, parce qu'ils démissionnent...

Et les clichés foisonnent sur l'autorité, notamment celle du père, clichés souvent dus à la «psy» ou à son colportage. Par exemple: si le père transmet un peu de symbolique, ce n'est pas parce qu'il a un pénis ou je ne sais quelle «puissance», c'est dans la mesure où, la mère étant déjà là, sa venue à lui produit avec elle une sorte d'entre-deux, un vaste écart qui transmet du possible et du jeu. On peut donc aimer le père ou le respecter, non parce qu'on se sent fautif d'avoir rêvé de le tuer (Freud, Œdipe, etc.) mais parce que, par sa présence, il produit cet entre-deux entre lui et la mère, qui devient passage possible entre deux «langues», puis passage fécond entre deux générations... Certes, quand l'entre-deux est occupé par la guéguerre des parents ou le déballage de leurs symptômes, la transmission devient plus dure, plus complexe; mais parfois plus «créative»!

Quant au soutien de l'Etat à l'autorité des parents, il montrera l'unité de la ligne de front: l'impasse de l'autorité dans les foyers sera la même que dans le social. On s'en doutait depuis longtemps: les rapports à l'autorité, dans le social, reproduisent les schémas familiaux, notamment les impasses. Mais on ne peut plus se contenter des mêmes clichés: peur du père, meurtre du père, culpabilité œdipienne... La façade narcissique est plus claire, plus violente. Et c'est elle qu'il s'agit d'affronter. J'ai montré que par là passe le secret de la «violence».

L'autorité est une sorte d'entre-deux: donner de l'appui et en avoir, cela se fait en même temps, dans le temps de la vie qui se transmet. Mais c'est vraiment cocasse que cela devienne l'entre-deux entre l'Etat et la Famille.