Paru dans Libération |
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![]() Amitié. Une proche m'écrit qu'elle en a marre que son amie ait par à-coups la même conduite étrange. ça l'agace. Eh oui, l'amitié, comme l'amour, bute ou explose sur le symptôme de l'un quand l'autre "ne peut plus supporter". Sous le coup de son propre symptôme? ou de l'envie de se libérer? Autrement, le secret de l'amitié et sa valeur, c'est qu'elle est un jeu à deux, une scène découpée dans le chaos du monde et posée là, comme un havre. Cette position est elle-même un acte d'amour, amour de soi et de son double; ou de soi à travers son double. On se lèche le portrait avec délice; parfois, il y a un goût amer. C'est aussi sa valeur qui fait sa fragilité: c'est qu'à un moment l'un des deux ne joue plus ou pense qu'il n'en a plus envie, et cette pensée, l'autre la sent. Elle "passe", et ça éclate, ça fait des fentes par où le symptôme (de l'un ou de l'autre) s'engouffre. Et alors, c'est selon la chance, la force de traverser l'épreuve. C'est selon l'amour de l'être: on traverse le symptôme ou c'est lui qui vous traverse, comme une épée. Enfin, il traverse l'amitié, il embroche les deux acteurs. (Qui n'en meurent pas.) Le plus souvent, c'est un symptôme narcissique. Même inconscient. Par exemple, l'une des deux amies est du genre à mettre plein d'obstacles à son "désir" jusqu'à le rendre impossible. Façon d'en garder le bout, la fin, donc l'origine; de ne pas en être débordé, d'avoir toujours le désir et l'objet devant soi, jamais en travers de soi. Et, dans cette petite gymnastique, le désir se dissout, on devient son seul objet d'attention, ça agace l'autre, qui trouve que tout cela n'est pas très sincère; comme si l'autre ne (se) mentait pas sincèrement. Bref, les plombs sautent; c'est le noir. Comme sur scène. Le jeu de l'amitié explose quand l'un des deux jeux intimes prend le dessus - car chacun a le sien, même inconscient. Bien sûr, les choses se corsent quand il s'agit de l'amour; là, l'espace de jeu n'a pas été posé d'avance, il n'est pas "garanti", il est pris dans le jeu de l'amour, qui emporte dans son sillage et le jeu de chacun, et leur désir d'être à deux. Certes, il y a des amitiés tenaces, féroces, où la scène est posée ou supposée une fois pour toutes. Presque comme une scène analytique. Chacun peut venir y gueuler, se trahir, trahir l'autre, insulter cette scène absurde qui est là dressée pour toujours... ça n'ébranle pas les tréteaux. Du coup, on peut en être fier, tout comme on peut s'interroger sur sa valeur. N'est-ce pas une façon de reconduire la scène familiale? Elle remplacerait les deux parents, absents, abstraits, idéaux. Les deux amies viennent tour à tour y faire l'enfant, et l'autre, c'est la famille, le parent. La scène de l'amitié oscille dans un large éventail: entre don de soi et partage de soi, frisant même parfois le cannibalisme... consenti. Dévoration. Mais pas autant que le cannibalisme amoureux, bien montré dans le film de Claire Denis, Trouble Every Day (où j'entre, intrigué). Elle y montre hardiment, dans le réel, une pathologie qui en reste d'ordinaire au fantasme: dévorer l'autre, et pas seulement le lécher, le goûter, le mordiller... Non, la femme y va vraiment, elle mord l'amant et garde dans sa bouche un bout de chair, ou de sexe. Dans une autre scène, c'est un homme qui en fait autant. Bien sûr, grosse métaphore: symbole de ce que, dans l'amour, on est mangeur ou mangé. L'instant aigu dans les deux cas étant celui du consentement; quand l'autre ne sait pas qu'il accepte, puis le sait trop tard: elle lui lèche le visage, intensément, puis violemment, puis elle mord, il dit: "Aïe, aïe", puis il crie légèrement avant de sombrer dans le grand cri comme certains frôlent le danger avant de s'y jeter; dans l'éclair noir et fugace où ils gobent la violence de l'autre, mais où leur consentement est lui-même arraché par cette violence. Comme si même la posture perverse - masochiste - était elle aussi arrachée. Il y a là un pas de plus que dans le viol, avec l'étrange transaction que parfois il révèle. Dans le cas de l'homme dévoreur, la femme proteste aussi, doucement, puis elle crie, puis elle sombre dans une perdition où mènerait, peut-être, la jouissance d'une mère qui se laisserait dévorer, pour de vrai. Et le tiers qui entend ces cris ne saurait dire s'ils sont de jouissance ou de douleur. A côté de cela, les couples ordinaires et normaux poursuivent leur digestion tranquillement prédatrice, ne sachant pas quel morceau de l'autre ils ruminent, quel fragment de sa personne ils boulottent. L'oeuvre est dure. Et peut-être va-t-on débiter en film des morceaux de la psychopathologie lourde? Et si chaque mal-être extrême était un symbole? Mai on peut craindre que la fascination de l'image écrase l'aspect métaphorique, pourtant très parlant pour chaque couple qui se forme: ils s'aiment puis se quittent (même en restant ensemble), et l'un d'eux à la bouche pleine d'un morceau de chair de l'autre. Et l'autre a un creux, un trou dont il est "mort" ou invalide. Emballages culturels. Bon, je rentre me changer les idées. Journaux. Je tombe sur Libé (13/7). A propos du Proche-Orient. Cadrages prédateurs très curieux et banals. Au fond, on pense aux gens qu'on aime, à leur souffrance, mais pourquoi en les enrobant comme si on allait les manger? Surtout quand ils sont autres, on les emballe fiévreusement dans ses concepts culturels. Est-ce que la culture aide à penser? Pas sûr. Elle donne des outils, mais est-ce qu'on pense avec une boîte à outils? Elle peut mettre quelques pansements quand la plaie est vive, mais en dessous ça purule, ça exige une pensée non toute prête, justement; il faut la produire en même temps que la plaie ne cesse d'appeler. Et ça ne panse rien du tout ces clichés qu'ont certains pour lire l'histoire du Proche-Orient, avec en tête l'Algérie, les colons français, Bugeaud, la laïcité, la Seconde Guerre mondiale, le nazisme, les démocraties occidentales, le Tibet, la Chine - tiens, les Palestiniens face à Israël comme les Tibétains face à la Chine? Très drôle. On pique des faits qui tiennent lieu de "symboles", et en fait de fétiches. Pourtant, ces gens sont honnêtes, ils ne pensent pas à fausser la réalité; par exemple, quand ils rapportent les "horreurs" qu'ils ont vues là-bas, cela donne: "barrages militaires, hommes et femmes extraits de leur voiture et condamnés à attendre des heures [...] arbres arrachés, maisons détruites; routes interdites [à l'adversaire]"... Et voilà que l'apartheid se profile: très bonne grille pour lire cette réalité, très excitant, on revit l'Afrique du Sud... Penser à l'autre - avec amour, pourquoi pas? - ça ne devrait quand même pas être le boulotter, le déguster, jouir sur son dos à ce point. Penser, ça devrait être une offrande, puisée au fond de notre insu, de notre inconnu, de notre être démuni, voire de notre hébétude. En tout cas, pas de notre boîte à clichés. D'autant que l'histoire, là-bas plus qu'ailleurs, s'en donne à coeur joie pour secouer, perturber, brouiller les concepts...; et souvent ne définir les choses qu'après coup: ainsi, la plupart des terres des "colons" israéliens ont été achetées; ce ne fut pas vraiment le cas pour les Français en Algérie. Et, quand elles ne furent pas achetées, elles n'étaient cadastrées au nom de personne; certes, cela voulait aussi dire qu'elles étaient le germe de quelque chose qui pouvait, un jour, devenir un Etat palestinien si la lutte qu'ils mènent aboutit. Mais, justement, il faut qu'elle aboutisse pour que ces terres aient été après coup palestiniennes, etc. Et l'aboutissement est en cours. C'est une histoire qui se vit. Le moins qu'on puisse faire est de voir cela avec surprise, questionnement, humilité, sachant que les intéressés sont assez forts pour se faire entendre et imposer leurs vues; qui à l'évidence vont dans le sens d'un partage. Mais on ne peut pas trop reprocher aux gens de s'approprier une réalité qu'ils ignorent, même si ce réflexe ne fait qu'apaiser leur faim (gentiment, avec de bonnes intentions), chatouiller leurs fantasmes, les irriguer de solutions gratifiantes. Si l'on pouvait refaire la guerre d'Algérie mais avec d'autres (Palestiniens et Israéliens), ce serait quand même pratique. Le ressort de certaines pensées, c'est la répétition, mais le plus fécond est de penser en acte. Par ailleurs, ce n'est pas si grave: le réel, contrairement aux personnes - aux amis, aux partenaires -, résiste, il ne se laisse pas boulotter. On peut s'y nourrir, mais lui, comme le divin, excède toutes les faims. |