Paru dans Libération

Si la loi produit un tel verdict, il y a un problème. C'est qu'elle préfère sa cohérence à la justice.

Affaire Lubin, esprits formatés

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste.

Le lundi 29 janvier 2001


Le formatage de la vérité trouvera toujours à se cacher derrière les raisons techniques. Dans un texte sur l'affaire Lubin (Libération du 1er décembre 2000), je mettais en cause le ÇformalismeÈ qui peut mener d'honnêtes gens, par le seul jeu d'un appareil (judiciaire), ˆ produire une décision clairement inique: charger la mère, acquitter le père du meurtre de l'enfant. ("Le seul jeu d'un appareil..." Nuançons: agrémenté de quelques pincées ou pincements de symptômes, comme en ont tous les humains.) Et voilà que sous le titre Lubin: un verdict conforme au droit (Libération du 3 janvier 2001), un avocat s'en prend àmon propos et clame: "En épargnant le père et en condamnant la mère, le verdict de l'affaire Lubin n'est que le fruit de la loi, toute la loi, rien que la loi." C'est bien ce que j'avais dit: si la loi, n'étant qu'elle-même et rien qu'elle-même, produit cela comme verdict, il y a problème; c'est qu'elle préfère sa cohérence à la justice. Quelle violente confirmation.

En fait, la question est plus vaste, c'est celle de la technique appliquée aux problèmes humains (technique juridique, médicale, biologique, etc.): ce n'est pas toujours parce qu'on l'a mal utilisée qu'elle peut faire des ravages mais parce qu'on impose à un problème humain - qui s'y rebiffe - d'entrer à tout prix dans son cadre. Et quand cela produit des erreurs - ou des horreurs -, cela met en cause la logique même du cadrage, pour en appeler à autre chose, à des approches plus symboliques et inventives qui pourraient même - pourquoi pas? - contourner la technique qui imposait l'espace de jeu, voire déjouer des articles de procédure quand ceux-ci empêchent d'être juste. Or, lorsque se produit la catastrophe ou l'accident qui remet en cause l'approche cadrée, des ÇtechniciensÈ purs et durs crient au délire: comme si ce qu'on proposait était de balayer tout cadrage et d'entrer dans le chaos. Ils nous vantent donc les mérites de la technique sans lesquels on serait perdus. Leur logique profite ainsi de ces accidents pour vouloir s'imposer un peu plus, au nom de la sécurité: alors vous ne voulez plus de loi, hein? Plus de code! Plus de règlement!... Bande d'hystériques...

Le formatage de la vérité trouvera toujours à se cacher derrière les raisons techniques, et, quand il y échoue, il exige un formatage encore plus grand.

Beaucoup, depuis longtemps, en ont tiré cette conséquence: que l'appareil judiciaire est avant tout une gestion - certes utile - du social, qu'il gère selon ses règles (rien que la règle, toute la règle...), mais que la justice est tout autre; et que, lorsqu'une question dérègle un peu la logique gestionnaire ou la déborde, elle semble relever d'une autre justice, que j'appelle "symbolique", et que d'aucuns (un peu trop désespérés) situent au ciel, alors qu'elle relève d'un dur travail des limites qui peut, précisément, obliger ˆ décadrer. Dur travail: tout le formatage ambiant s'y oppose.

Mais souvent, cette justice symbolique se fait toute seule, elle arrive d'ailleurs, de loin, comme une grâce, en se riant de nos appareils; et des esprits formatés qui, non contents d'écarter l'aspect humain et symbolique au profit de la procédure, veulent qu'on fasse taire toute pensée n'entrant pas dans ce cadre; et appellent "délire" ce qui sort du cadre qui est le leur. J'ai pour ma part promu ailleurs une autre "définition" du délire: "délirer", ce n'est pas sortir du cadre, c'est poser qu'il y en a un alors qu'il manque; et croire qu'en dehors de ce cadre, c'est la folie