Violence ou entre-deux?

 

 

         Voilà qu'on reparle de "la violence", on croyait l'avoir bien refoulée mais elle est là, redoublée du refoulement qu'on a voulu lui imposer. Et c'est curieux, lorsqu'on la dénonce, par exemple en milieu scolaire, on la considère comme une substance mauvaise, un virus à éliminer alors qu'elle relève du rapport à l'être et à l'autre, qu'elle exprime une rencontre possible mais ratée entre deux partenaires (ici, enseignants et élèves); rencontre problématique qui peut être féconde voire créative mais qui, lorsqu'elle est évitée, dégage une énergie appelée "violence", cette même énergie que la rencontre aurait pu transformer, élaborer, traduire en termes constructifs. Dans ce ratage, cet évitement chargé d'angoisse, de raideur, d'hypocrisie, il y a la part des jeunes et celle des adultes. Celle des jeunes est par définition instable, en désordre, inconséquente, labile -"Débile!", crient certains -Peut-être, mais elle est en plein "travail", c'est la question de sa formation - plutôt que de sa répression - qui est ouverte, c'est l'exigence de la dompter qui est en jeu, c'est avec "ça" - avec cet appel bête et subtil à la rencontre avec l'autre que l'on mûrit. C'est cette énergie qui provoque les rencontres et... leur ratage violent si en face des jeunes, la part des adultes est foireuse. Cette part des adultes, elle, est plus claire, elle est déjà formée voire enkystée: souvent ils tendent à fuir la rencontre - par "fatigue", parce qu'elle les forcerait à "bouger" trop de choses, à sortir de leur cadre ou leur carcan; bref par peur du conflit. Et ils arguent, non sans raisons, qu'ils ne sont pas payés pour vivre des situations instables mais pour transmettre un savoir. Argument dont ils voient pourtant la faiblesse: la violence latente ou déclarée, entrave ladite transmission et pour cause: les jeunes respectent mal l'adulte qui se défile trop. Ce point précis de fuite immature et d'évitement face au conflit est crucial en pratique: bien des rapports de conflit - qui auraient suivi leur cours cahotique mais vivable - dégénèrent en violence en raison de cette fuite, qui en un sens est justifiée chez des gens non préparés. Or les jeunes repèrent cette peur, cette appréhension, cette fragilité devant le conflit; sans être pervers, par simple désir de voir comment l'adulte se comporte dans des situations critiques, ils le provoquent. Eux aussi ont peur, ils prennent des risques, le risque des jeunes devant l'adulte ce n'est pas seulement de "prendre des coups" sur leur narcissisme à vif, ou d'avoir un signe précaire de reconnaissance, c'est de recevoir... rien: ils questionnent alors l'adulte au bord de ce qu'il est, là où il n'a plus le mode d'emploi, là où il cesse d'être une fonction, un fonctionnaire de sa vie. Et s'ils ne trouvent personne, si l'adulte s'est réduit à une fonction, les jeunes s'effondrent ou décrochent et la violence qu'ils commettent est alors leur ultime point d'accrochage avant, par exemple, la déprime - ce symptôme national qui exprime des violences retournées contre soi. Et la manie des jeunes de "chercher" l'adulte est plus qu'une tentation, une nécessité pour apprendre la vie: voir un peu comment "il fait" avec le reste, avec l'essentiel... Or l'adulte fait mal quand il est hors du cadre; presque aussi mal que quand il est "dedans".

         Souvent hors cadre il est paumé, angoissé, "sans repères", et dans le cadre il ronronne et ça le fatigue. Il le sait, qu'il fait mal: le cadrage, les repères que brandissent les enseignants, beaucoup savent par devers eux qu'ils n'y croient pas. C'est peut-être à leur honneur: ça prouve qu'ils ont encore une fenêtre sur l'ailleurs.

         Mais si la peur du conflit est la peur de sortir du cadre, de se retrouver hors de "soi", ou plutôt du côté de chez soi qui donne sur l'être, sur l'immensité du possible, on voit que la violence des jeunes et celle des adultes sont les mêmes, à ceci près que les jeunes bradent la leur car ils ne savent pas quoi en faire, et que les adultes l'ont refoulée ou couverte d'une poudre rose qui au moindre coup de vent laisse voir des plaques de frustrations, des rancþurs dures signalant les rencontres essentielles qui pour eux ont raté. (Parfois ils n'aiment pas laisser les autres vivre ces rencontres sans les faire payer, au prix fort...)

         Tous les acteurs de cette "scène" - jeunes et enseignants ou parents - ont chacun leur cadre rigide totalisant, auquel il colle plus ou moins, et son autre façade avec plus ou moins de fenêtres ouvertes sur l'infini. Les "encadrés" sont ceux qui ont obstrué ces fenêtres et qui se trouvent identifiés au cadrage qu'ils deviennent. La "scène" en question, si on peut l'affronter, est une chance d'en sortir sans être clivé entre d'un côté la fonction et de l'autre l'"aspiration". Clivage aussi faux et invisible qu'entre l'esprit et le corps, le ciel et la terre, l'amour et le sexe, la fantaisie et le "réel", etc... Or à la place de ces clivages une autre approche peut dégager des espaces de jeu plus vastes, qu'on peut appeler des Entre-deux où c'est l'espace intermédiaire entre les deux pôles qui est à vivre dans une série de décadrages successifs où la violence se transforme et l'énergie se transmue. Mais il y faut un peu de pensée et... de formation. On propose des cours de morale· Avec ça, on aura et la violence et celle de son refoulement... et le saupoudrage d'hypocrisie qui fera beaucoup éternuer au premier vent. Mais quelle formation pour les profs? pour les adultes? (J'en ai proposé une, suite à mon livre Violence, poussé par des "profs" qui l'avaient lu - "Et pourquoi pas des stages là-dessus? - " pour en former quelques-uns à l'approche du conflit. En haut lieu, l'idée s'est vue opposer... un accord total. Façon moderne d'écarter un projet: l'approuver à fond et ne rien faire. Dommage.)

         Mais revenons au clivage en question. Il éclaire d'autres violences et on l'observe dans maint domaine. Exemple: quand survient une catastrophe (tiens, une tempête, un vent géant où le temps se déchaîne comme pour marquer le coup là où nous-mêmes n'avons pas pu marquer grand-chose...), eh bien on voit le clivage entre d'une part les fonctionnements très cadrés qui se retrouvent pétrifiés devant l'imprévu, impuissants devant la rupture de l'ordinaire. Stupeur devant l'exceptionnel, inefficacité poignante d'êtres bornés par leur fonction qui n'intégrait pas la "surprise". Et d'autre part, fraternité spontanée devant l'épreuve, improvisation efficace, ouverture à l'autre et au désir d'être autrement.

         Autre forme de clivage violent qu'un sujet s'impose: de temps à autre on nous bassine avec cette question "abyssale": "Mais comment un si grand écrivain a-t-il pu être à la fois si libre et si totalitaire? si génial et si naïf?" Cela s'est fait sur Céline, Heidegger et récemment sur Sartre avec - faute de pensée - un battage médiatique parfait. Eh oui, comment? Ah là là... On se gratte la tête, on cherche... puis soudain un petit éclair: Et si la plupart étaient comme ça? Oui, et si chacun avait sa face cadrée, fermée, totalisante, qui lui sert de fondement - un peu anal, agressif, du côté de l'avoir, de l'avoir-raison-à-tout-prix; et l'autre face ou façade ouverte sur le jeu de l'être et de la vie? Entre les deux faces, dans l'entre-deux plus ou moins large, plus ou moins jouable, ça peut faire un clash selon les chocs du réel, les passages à l'acte, les dangers intérieurs que ressent le sujet. Car on pense et on crée comme on survit, en cherchant des points d'équilibres souvent leurrants. Et ce que nous donnent de plus précieux les créateurs, c'est leurs déséquilibres féconds. En tout cas c'était grotesque quand des médias orchestrés nous ont rattrapés par la veste: Hé! -Quoi? -Sartre· -Eh bien, Sartre? -C'était un type bien! -J'en étais sûr! -Mais il a dit des conneries· -Non! -Et même c'est pas lui qui peut nous tirer d'affaire. -Non!· Si? Ah! tant pis·

         Quant aux parents, aux enseignants, peuvent-ils assumer leurs déséquilibres pour ne pas faire de la rencontre avec les jeunes une pure épreuve de force? De fait, quand on voit tant d'adultes asséner leur cadrage (dont ils crèvent), leurs abus, tant de "responsables" imposer leur loi narcissique, on croirait que les jeunes les imitent et à leur tour tentent leur chance du côté de l'arnaque.

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                                                        Daniel Sibony*

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* Psychanalyste, Professeur de mathématiques à l'Université de Paris VIII. Dernier ouvrage paru: Psychopathologie de l'actuel. Evénements III, au Seuil. A paraître: Ethique de l'être. Anime un Séminaire: Penser en acte (01 45 44 49 43).

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