Proche-Orient

Une étrange prise d'otage

 

 

  Décidément, il y a toujours du nouveau dans ce conflit du Proche-Orient, tant il est vrai qu'il est ancré dans l'origine et que des choses très variées et complexes y sont enfouies qui ressortent ˆ la surface. Par exemple: le fait que des combattants et terroristes Palestiniens se soient retranchés dans l'Eglise de la Nativité avec des prêtres mérite réflexion. On a dit qu'ils ont pris les prêtres en otage, et ceux-ci se sont fait un plaisir de dire que "non"; mais, étaient-ils lˆ comme boucliers humains? Pas davantage. Pourtant les Israéliens ont géré l'affaire comme dans une logique de prise d'otages. C'est vrai qu'il y avait de l'otage dans l'air, mais il eût fallu penser un peu pour découvrir cette évidence: l'otage c'était le Corps du Christ. Les Palestiniens se sont cachés derrière ce Corps, derrière l'emblème de sa naissance, de sa nativité, pour faire en sorte que si on les touche, c'est le Corps divin qu'on touche.

Faute de cette simple analyse, les Israéliens n'ont pas compris l'horreur que devait ressentir certains dignitaires de l'Eglise: ils voyaient les juifs viser Jésus, l'atteindre peut-être, risquer de le tuer encore une fois. Ils se voyaient eux, revivre la scène fondatrice du christianisme, rien que ça. Ces dignitaires hallucinaient leur image originelle. Les militaires israéliens ne semblent pas très introduits ˆ la logique du martyr, notamment telle que l'histoire peut la retoucher: ici les "martyrs" palestiniens se cachent derrière l'emblème de l'autre Martyr, de Jésus, qui, lui, témoigne que le Dieu des Juifs était prêt ˆ venir se sacrifier· Mais c'est une autre affaire.

  En tout cas, c'était bien une logique de prise d'otage, mais d'otage divin. Elle consiste d'ordinaire ˆ faire en sorte que l'autre, en l'occurrence Isra‘l, tue des gens, aveuglément de préférence. Et voilˆ qu'ici il risquait de tuer "Dieu"!

  Or toute cette mise en scène s'est faite spontanément, ce n'était pas prémédité: dans la bataille de Bethléem, des combattants palestiniens se sont réfugiés dans l'Eglise. C'est donc très spontanément qu'ils ont remis en acte la stratégie de leur Mouvement, la seule qu'ils aient jusqu'ˆ présent: faire appara”tre l'autre comme mauvais, lui faire faire du mal pour qu'il soit maléfique, pour qu'il soit dit que c'est vraiment un bourreau; pour qu'on puisse faire haro sur lui, qu'on puisse déclencher sur lui la logique de l'ameutement, de la lapidation réelle ou médiatique, pour que tout le monde lui jette la pierre.

  Il est clair que les Israéliens aurait dû dès le début s'éloigner de cette basilique comme d'une bombe, ou d'un objet tabou. Mais ils ignorent souvent la question des origines qui lˆ-bas se rejoue chaque jour. Et seule une pensée de l'origine peut trouver les répliques subtiles qui délogent le kamikaze de la posture "absolue" où il se hisse, une posture originelle d'où il met fin ˆ qui il veut.

  On dira que cette logique - terroriste, kamikaze, etc. - qui consiste ˆ faire en sorte que l'autre fasse du mal, puisque apparemment ˆ lui tout seul il n'en fait pas tant que ça, cette logique qui veut le forcer ˆ faire du mal pour être partout condamné, est justifiable par ceci: les Palestiniens n'ont pas d'autre arme pour lutter. Curieusement, comme la plupart dans cette affaire pensent par identification ˆ la victime (bonne façon de ne pas être en une et de passer le r™le ˆ quelqu'un d'autre en s'apitoyant), ˆ cause de cela, très peu se hasardent ˆ renverser la question, et ˆ penser: si une Cause n'a trouvé que cette arme perverse, que cette tactique qui veut rendre l'autre aussi mauvais qu'on dit qu'il l'est, et qu'on veut qu'il le soit, cela questionne sa justesse. Lˆ dessus je hasarde une hypothèse: si l'OLP et autres groupes doivent remonter si loin dans l'archa•que (jusqu'au sacrifice de soi pour tuer l'autre afin de faire chez soi d'autres victimes qui le pointent comme bourreau) c'est que leur Etat n'a pas d'origine: il n'a jamais existé, il faut l'inventer de toutes pièces, ce qui n'est pas si simple. En attendant, leurs kamikazes répètent ˆ vide et peut-être en vain un "sacrifice" fondateur qui n'aboutit toujours pas.

  Pourtant, cette tactique de faire main basse sur "Dieu", ou sur son emblème, en l'occurrence ce lieu natif, et de coller ˆ lui pour faire en sorte que si l'on vous attaque, c'est Lui qu'on atteint, cette démarche évoque assez celle que j'analyse dans mon livre Nom de Dieu comme ˆ l'þuvre dans le Coran: Mahomet s'y empare du Dieu des juifs, du Dieu biblique, il reprend les propos de leur Livre mais en posant que ceux qui refusent cette reprise, la seule autorisée, ceux qui ne s'y "soumettent" pas, c'est-ˆ-dire ceux qui ne deviennent pas "musulmans", sont des tra”tres; que s'ils n'adoptent pas le Coran qui est la vraie version et "la vraie religion", ils sont pervers; et que s'ils s'en prennent ˆ l'auteur de cette reprise, c'est ˆ Dieu qu'ils s'en prennent, ce qui prouvera bien leur tra”trise, etc. Il semble que ce soit ce type de coup de force (ce hold up sur le divin qui coupe toute retraite possible ˆ ceux qui ne l'acceptent pas) que l'histoire remet en cause aujourd'hui; et qu'elle rejoue tout cela ˆ travers ces étranges mises en scène qu'on voit lˆ-bas.

Cette logique perverse vise loin: "normalement", elle devrait forcer Isra‘l ˆ subir sans riposter les kamikazes, sinon, eh bien il sera qualifié d'Etat "nazi"! Et chacun sait que notre monde est très anti-nazi, il ne plaisante pas avec ça, il ne supporterait pas que qui que soit rappelle les horribles auteurs des Camps de la mort. C'est ainsi qu'au nom de l'horreur qu'inspire Auschwitz on serait prêt ˆ faire haro sur Isra‘l. Un joli retournement. C'est bien le but de la tactique kamikaze. Retournement "révolutionnaire" - puisqu'il a l'aval de ceux qui, ici ou lˆ, ont rêvé de "révolution" mais qui, peut-être aigris par leur échec ou leur impasse, chargent les kamikazes de la faire lˆ-bas pour eux.

 

 

Daniel Sibony*

 

 

 

 



* Psychanalyste. Dernier ouvrage: NOM DE DIEU-Par-delˆ les trois monothéismes, vient de para”tre au Seuil.