14/10/99

 

 

La déferlante génétique

des symboles qui vacillent... Allons bon.

         En cette fin de siècle, les repères ordinaires, qu'on dit "symboliques", en ont pris un coup, au point le plus sensible, là où l'humain se reproduit: du côté de la fécondité, de la transmission... D'abord, on a pu se féconder en éprouvette... Tollé général, angoisse, puis silence, acceptation; aujourd'hui c'est banal, une fiv. On peut même affiner: faire par exemple un d.p.i (diagnostic pré-implantatoire), histoire de vérifier, avant d'implanter l'embryon, qu'il n'est pas trop taré. Il y a neuf ans c'était le tollé: "eugénisme! nazisme... quoi? pouvoir décider "comme ça" de laisser vivre ou de supprimer?" (Pourtant l'avortement déjà, décidait...) Et aujourd'hui, les gynécos vous disent l'air grave: "incontournable, le d.p.i". Bon, allons-y. Quoi d'autre? Ah oui, d'ordinaire, l'enfant avait un père et une mère, ça n'est pas toujours "merveilleux" mais enfin, c'était ça le départ, l'origine; l'un des deux pouvait "manquer"..., on faisait avec. Et voici qu'il aura deux pères, ou deux mères, qui l'attendent de pied ferme, et qui même, allons-y, l'élèveront bien, en feront un bon hétéro... Là encore, tollé: les repères "ultimes" grincent! la famille vacille. Et puis... bof, est-ce vraiment le cas? Est-ce le chaos? Allons... Enfin le nouveau siècle s'ouvre sur le clonage: on va pouvoir se reproduire avec du "génital" hors sexe. Comment? on prend une cellule quelconque, de votre cuisse par exemple, on transfère son noyau dans un ovule... dénoyauté, on implante la chose dans l'utérus de la dame; ça donnera un bébé. Là encore, tollé, nazisme, crime contre l'humanité, crient certains, "contre la différence sexuelle" (tiens, tout le monde est pour, soudain). Et puis, on écoute les arguments contre, et ils sont... émouvants d'impuissance. En voulez-vous un? Ecoutez: les clonés risquent d'être traités de sous-hommes, oui, d'"esclaves"! -Allons, ils seront bien traités, je vous promets, ils auront les trente-cinq heures, comme tout le monde... -Oui mais les repères symbolique, les système de parenté! -Eh bien ils auront des problèmes, comme les précédents... - Plus la ressemblance... - mais pas totale, on maquillera; et le double génétique n'est pas le double psychique, ce n'est même pas le double physiologique: les clones seront différents de l'original et différents entre eux puisqu'ils vivront... différemment. Et je parie qu'ils ne seront pas plus bêtes que vous. -Mais s'ils font masse, le capital génétique, la loterie biologique... -Ils ne feront pas masse! Seront-ils vraiment nombreux les narcisses qui voudront leur copie conforme rien que pour le plaisir? leur double? car il y a "je l'aime parce qu'il me ressemble" mais il y a "je l'aime bien qu'il me ressemble"... Vous voyez, ça ne vole pas haut.

         Ici, une petite digression pour dire, juste en passant, un brin d'émerveillement non pas devant la technique mais devant la vie, la nature, l'être-vivant: car enfin, avec une simple cellule de votre cuisse - je sais, vous êtes Jupiter, mais quand même - mise dans une simple enveloppe d'ovule, un cytoplasme, que ça puisse donner un humain après grossesse, ça vous chamboule les idées sur le mélange vital des chromosomes, sur le fait qu'on est "programmé" (programmation que des esprits totalitaires veulent croire totale). Or la vie nous fait la leçon: voilà, je prends une cellule de votre cuisse, emballée dans la peau d'un ovule, je la déprogramme, je la déspécialise, ça la rend totipotente c'est-à-dire capable de tout faire, je la remets sur la ligne de départ de la vie, je la reprogramme - nouveau départ, nouvelle origine, à nouveau elle parcourra tout le cycle de l'engendrement, de la différenciation cellulaire. Mais oui, à partir de votre cuisse et de cette enveloppe féminine, elle fera des yeux, des cheveux, du sperme ou des ovules, du foie, du coeur! Oui, à partir de n'importe quelle cellule, ça peut faire origine. -Ah non, arrêtez Madame Lavie, nous qui pensions que l'origine, c'est l'Origine; (même que nous avons dû laisser gazer des millions d'hommes parce qu'ils n'avaient pas bonne origine... On s'est totalement gouré alors? Affreux!) Eh oui, l'origine est une fonction substituable, et la vie déprogramme, reprogramme, joue et jouit de se reproduire dans les pires conditions, elle se moque de nos têtes et de nos vies qu'on avait programmées pour nous aligner sur elle (au point qu'aujourd'hui dès qu'on dit "c'est programmé", ça fait sérieux, solide; heureusement, il y a la télé pour nuancer... Et quand on rapproche pensée, programme d'ordinateur ou de neurones, on croit avoir tout dit...). Mais la vie, loin d'être aussi bête, change de programme à tout bout de champ, et laisse les programmes comme "garde-bêtes", à charge pour les moins bêtes d'aller voir ailleurs. Et que ce soit elle, la vie, qui nous fasse la leçon sur le fait que l'origine n'est qu'un nouveau point de départ, après rencontre avec une enveloppe féminine, quelle claque pour nos cerveaux fumeux.

         Mais revenons au grand enjeu: cette reculade du symbolique, qui a lieu à chaque étape, rythmée de: "Non, pas possible!" qui deviennent: "Oui, c'est un fait", a le mérite de nous questionner sur ce qu'est le symbolique; chaque fois qu'une instance s'en réclame, il se révèle que ce n'est pas ça. La loi des parlements et celle des tribunaux? gestion des affaires courantes; elle peut avoir une valeur symbolique, quoique certains clans d'intérêt se l'accaparent et en fassent leur loi narcissique, celle de leurs intérêts. La loi des religions? elle peut aussi avoir cette valeur, quoique des gangs intégristes fassent main basse dessus pour imposer leur tyrannie, auquel cas ladite loi devient fétiche. La loi du signifiant alors? du langage? Elle peut aussi... C'est important de mettre des mots, etc... Mais le signifiant suffit-il à faire la différence? Déjà, à propos des homos-familles, on nous a dit que Pierre et Paul, c'est déjà bien assez différent pour faire un couple! "Vous vouliez une différence de l'ordre du signifiant"? (Lacan oblige...), eh bien la voilà: Pierre et Paul; et leur fils Jean; une sainte famille. Enlevez. Mais alors, le symbolique aurait cette curieuse vertu que lorsqu'on le brandit, là, bien cadré, identifié, il fait faux-bond et s'échappe? comme pour préserver l'enjeu crucial de n'être pas identique à soi-même, laissant une chance de sortir un peu de soi, et du carcan de ce-qu'on-est...

         Mais d'où vient donc cette angoisse qui nous saisit rien qu'à l'idée de clone, et qui déjà nous prenait à l'idée que le petit Jean avait deux pères ou deux mères comme parents? Angoisse, entre gêne et horreur, selon les cas; certes, angoisse du double, d'être doublé; déni de la norme, angoisse du monstre, de l'étrange identité... Mais de quoi c'est fait? Je pense que l'étreinte érotique et sexuelle, l'amour entre un homme et une femme (avec comme fantasme: un homme et sa mère, une femme et son père - seulement comme fantasme), cette étreinte donc est aussi un symbole de fécondité, une "bénédiction" au sens non religieux mais du Dire qui fait du bien et donne envie de bien faire; cette "bénédiction" - de richesse et profusion -, si on la refuse (comme cette lesbienne qui va chercher des paillettes à la banque de sperme, à qui le médecin dit benoîtement: mais faites l'amour avec un homme rien qu'une fois dans votre vie, ce sera bon pour l'enfant, et qui répond: "Non! Jamais!"), si on la refuse, on a l'air "maudit" par cette sorte de loi première dont le sens serait: Ayez l'amour fécond. Presque un symbole. On pense bien que la loi biblique, partie pour faire que ça se peuple, allait surtout en retenir: "Croissez et multipliez!" et que, trébuchant au passage sur des homos, elle s'écrie: "Qui c'est ceux-là? procréation nulle?! Dégage! Des maudits!" Mais voilà le tournant: on change de paradigme, contrôle des naissances... La loi biblique (Croissez...) ne peut être que symbolique. Et puis ces prétendus "maudits", il y en a tellement qu'ils font groupe, collectif, et quand on est un collectif, ça fait lien symbolique, à l'endroit même où le symbolique était brisé, arraché, éradiqué. De sorte que la science les prend sous son aile, et leur dit: "Quoi? vous êtes stériles? et si nombreux à l'être?... Bon, on va vous aider." Et elle leur montre, avec une cellule de leur cuisse ou de leur nez et du savoir en plus, qu'ils deviennent féconds: la partie la plus stérile de vous-même, avec un peu d'inconscient et de savoir millénaire, et une pression collective, ça peut vous rendre féconds... Voilà, le noyau de la première loi symbolique a sauté, et de "croissez, multipliez" on ne garde que l'enveloppe, essentielle: Ayez l'amour fécond. (Par exemple: sortez de vos névroses, où votre amour se stérilise, pourrit sur pied...)

         Mais alors, que deviennent dans tout cela nos petites têtes malmenées qui, à chaque étape, crient "Non!" avant de s'incliner? Eh bien, elles devront constater, que tous ces chocs surviennent peut-être pour qu'on se demande de quoi est fait l'humain, de quoi est faite sa transmission, en quoi la part de semblant qu'il y a dans tout emblème peut devenir fausse et abusive. Occasion de revenir à ce qui serait, non pas le "vrai" symbolique mais le sens plus aigu, plus radical du symbolique comme support des transmissions de l'humain en tant qu'elles supposent des cadres (rituels, juridiques, signifiants) mais qu'elles supposent presque en même temps leur dépassement; vu que ces cadres sont appelés à devenir morts ou dépassés. Du reste, on le savait: même la différence sexuelle, symbole de fécondité, entre un homme et une femme, ne suffit pas à se reproduire: pour avoir un enfant, outre un coït, il faut que l'être, les ancêtres, les démons, les médecins, les hasards, les destins y mettent leur grain de sel et que ce grain ait un goût d'amour.

         Du coup, nos têtes pensantes pourraient devenir plus agiles, plus exigeantes, par exemple faire la part du fantasme: un d.p.i n'est pas forcément un verdict sur: qui on fait naître et qui on tue. Cela tient au statut paradoxal de l'embryon qui n'est une "personne en projet" que si celle qui le porte (la mère: encore la prévalence du féminin) exprime à tout instant que c'est son enfant à venir. Sinon, si elle n'assume pas tel trait ou telle tare, si elle change d'avis et décide d'avorter, tout se passe comme si ce n'était pas un enfant qui mourait mais un projet, à charge pour elle d'en faire le deuil (comme d'un être vivant, et plus le temps passe, plus ce comme devient ténu; si l'embryon devient foetus de plusieurs mois...); deuil, car un projet vivant est comme un être vivant sans en être un, sauf après-coup. Et c'est cette parole de reconnaissance venant d'une mère, en présence d'un tiers, qui a valeur symbolique. Comme quoi, c'est le symbole qui fait la différence et pas l'inverse. (Notamment pas le signifiant ou la marque, la trace, l'emblème.)

         Bien sûr, il importe, à chaque épreuve (fiv, pacs, clonage, dpi et autres effractions) que l'opinion se départage, qu'il y ait des pour et des contre, (tenez, je suis contre le clonage reproductif, sans raison, symboliquement...) et ces avis contraires, y compris ceux de la loi (mais oui, chers députés, interdisez ça...) tous ont valeur d'éléments, d'ingrédients dans la quête plus essentielle: de faire face aux épreuves sur un mode qui soit digne, dignité non dictée par un modèle (l'Homme, la Loi...) mais par l'appel à être plus humain, à advenir aussi loin que possible dans cette forme d'être si étrange appelée "humaine".

         On perd des repères "symboliques", soit, mais l'espace vivant demeure où le symbolique se cherche: il apparaît juste au passage, où la trame humaine "prend" corps. On perd des emblèmes, des fantasmes qui faisaient loi, et il reste le geste vrai: il est symbolique parce qu'il vous tire de vos postures mortifiées, il vous reconnaît et vous fait revivre.

                                   Daniel Sibony

 

* Psychanalyste, Professeur de mathématiques à l'Université de Paris VIII. Dernier ouvrage paru: Psychopathologie de l'actuel. Evénements III, au Seuil, où figure un autre texte sur le clonage.