Ce film décrit gentil-gaiment une
famille yiddish de France (ou de Belgique?): la mamie Rosa vient de mourir,
son ex-mari, le grand-père, juif orthodoxe en Israël, ses
deux fils l'un chirurgien, l'autre marchand de chaussures, ce dernier
marié à une non-Juive dont il a un garçon qui retape
des appartements, une fille qui voudrait épouser un Juif et un
autre garçon qui a fait l'armée en Israël et qui est
revenu. Il ne s'y passe pas grand chose sinon que tout ce petit monde
"vit" et "se pose" les "grandes" questions
juives, notamment celle, "passionnante", de savoir comment être
enterré, avec ou sans rabbin? dans le carré Juif? (cela
fait penser au dernier carré de la garde) ou aux côtés
de sa femme non-Juive, avec les goy?
Au-delà de ces petits détails ce sont, mais oui, des "questions
d'identité": qui est-on vraiment?… Et comme il n'y a
pas de réponse car personne ne voit que c'est une question d'être
et pas d'avoir des signes d'identité à exhiber, on s'aperçoit
que ce trait distinctif, "juif", est une sorte de petit capital
symbolique qui s'use très vite au bout d'une ou deux générations
si on ne le vit pas, et qui pose vite la question de sa disparition.
La mamie morte, elle, avait réussi à le transmuer dans ce
mot "tango" où elle a pu faire passer la joie juive (l'appel
biblique): faire la fête et se réjouir; au moindre signe
de blues, elle commandait "Tango!" et ça dansait, la
joie revenait. Son ex-mari, lui, qu'elle a trompé copieusement
et qui a fini dans une yeshiva en Terre sainte, s'adonne à la gestion
orthodoxe de la chose: l'étude; ce qui n'a pas l'air de le rendre
mûr humainement. A l'autre pôle, la petite fille, sur la trentaine,
ne sait pas quoi faire de ça, de sa judéité à
laquelle elle tient. Elle refile la question à un goy qui se convertit
pour elle, qui se fait même circoncire, et leur nouveau couple se
rendra à la fin (pour y rester?) chez l'homme en papillotes. Le
petit jeune homme, enfin, épouse une beurette, jolie gentille,
qui avait rompu avec lui parce qu'il a "tiré sur des Palestiniens"
mais qui le rappelle parce qu'il lui manque. La force de l'amour surmontera-t-elle
les déchirements identitaires? leurs enfants nous le diront. On
suppose qu'ils se réclameront d'une éthique du bien-être:
vivre, aimer, être tranquille, pas d'atteinte au corps, pas de blessures,
pas d'attentats, pas de riposte, la paix, la paix… L'histoire ne
suivra pas; elle malmène un peu ces temps-ci cette éthique
du simple plaisir.
Ce film est donc sous une pression de mort; non pas celle de la grand-mère,
plutôt porteuse de vie, plutôt féconde, - puisqu'elle
a transmis "tango" en guise de Torah. C'est que le symbole "juif",
devenu parfaitement creux, semble ici voué à disparaître;
et en cela, le film est bien l'œuvre de cette mouvance qui a reçu
la judéité avec la Shoah, avec le sigle de l'extermination.
De cette vocation à l'effacement vient une morbidité du
film pourtant rieur. L'être-juif serait condamné à
s'effacer dans son rien, sa vacuité. Sauf s'il est fétichisé
par les ultra-orthodoxes (et l'on perçoit l'appel secret des hédonistes:
mais qu'ils s'en chargent donc, les religieux, et qu'on nous foute la
paix!); sauf aussi s'il est repris par un goy naïf et tenace qui
rattrape le flambeau, la "judéité", pour la transmettre
aux enfants qui à leur tour essaieront de la transmettre aux leurs,
qui… etc. "Juif" devient un symbole vide qu'on garde au
chaud, dans son foyer ou dans son cœur, comme une "question"
forte qu'on refile aux enfants pour qu'ils fassent pareil. C'est un symbole
de transmission, fût-elle vouée à tourner en rond
sur elle-même.
On perçoit même une métaphore de l'histoire: le judaïsme
sauvé par les autres qui le recueillent: le christianisme, l'islam…
Et l'on voit aussi qu'il n'y a pas de "Juifs" mais qu'il y a
un couple de celui-ci avec son autre, le non-Juif; un rapport qui n'est
pas seulement en miroir (ni comme le voit Sartre, lorsqu'il définit
le Juif par le regard du non-Juif).
Ce film n'interprète et ne crée rien mais fait un repérage
des petites points de frottement, douloureux ou chatouilleux, par lequel
les Juifs "se questionnent": où s'enterrer? qui épouser?
quoi transmettre?
Il comporte aussi un "anti-racisme" un peu lourd voire sirupeux:
un ashkénaze ne peut plus dire les schwartz pour dire les bruns,
juifs ou pas, ni une schiksè pour dire une non-juive car ce serait
du racisme! Or ladite femme, mariée à un Juif et qui se
plaint qu'on l'appelle schiksé se garde bien de signifier qu'elle
voudrait être juive; du coup pourquoi ne pas l'appeler non-juive?
Il s'ensuit un relent de "naturel" où il n'y a plus que
des humains et où nommer une différence c'est insulter ceux
qui la portent. On voit mieux alors le symptôme juif de l'auteur:
coupable d'être juif, honteux aussi; l'allusion qui rapproche les
Territoires palestiniens des Camps nazis est d'autant plus énorme,
qu'elle est, paraît-il, non voulue. Cette mouvance juive aspire
au fond à l'effacement de ces différences, c'est-à-dire…
à l'extermination, laquelle lui fut donnée comme symbole
même de la judéité. Quelle boucle…
Mais avec cette nuance: elle est fascinée par l'effacement du Juif
mais aussi par le fait de pouvoir en accuser les autres. Or c'est une
posture qui s'use et dont l'effet actuel est que les Juifs sont coupables
dans leur être juif. C'est presque une définition classique
du Juif: par la culpabilité (naguère c'était devant
la Loi, la Torah, Dieu…), aujourd'hui, pour ces gens, ce serait:
coupable tout court. Cela rejoint la tradition, mais complètement
à vide.
Autrement, l'écriture du film montre les ressources de l'écrit-pub,
par clichés "forts", où l'image oscille entre
l'œuvre qui ne vient pas et l'album de famille-ethno ouvert aux curieux
et aux faux naïfs à qui on n'a rien transmis…Daniel
Sibony*
|
|
Ce film n'interprète et ne crée rien mais fait un
repérage des petites points de frottement, douloureux ou chatouilleux,
par lequel les Juifs "se questionnent": où s'enterrer?
qui épouser? quoi transmettre? |
|