7 fév 2002

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Proche-Orient et traitement de texte.

  Le conflit au Proche-Orient semble dans l'impasse mais peut-être est-ce de là qu'un espoir est possible, si l'on se révèle capable de penser autrement. La dureté d'Israël n'explique pas tout, il se peut que le projet palestinien - de faire un Etat - ait pris une voie inopérante, une voie de garage, ou d'égarement. Certes, on ignore ce que veulent les deux leaders, ils ne peuvent pas s'expliquer ; leurs silences glauques font partie du jeu, un jeu serré plein de duperies ; mais les faits montrent bien où en sont les deux camps. Les uns (israéliens) semblent dire : vous aurez un Etat quand vous nous aurez prouvé, durablement, qu'il sera sans danger pour nous. Et les autres (palestiniens) semblent dire : nous serons durablement un tel danger pour vous que vous devrez nous concéder notre Etat. Dialogue de sourds ? ou poses agressives pour ne pas perdre la face ?

Non. Il se peut qu'on soit en train de se délester d'illusions et de faux-semblants jusque-là très tenaces. Un simple exemple l'a montré : l'affaire du bateau Karine B, chargé d'armes venant d'Iran, arraisonné par Israël. L'intéressant, c'est ce que suppose cette affaire, par delà la scène cocasse où Israël accuse l'OLP de s'armer et où l'OLP s'excuse et prétend que ces armes n'étaient pas pour elle mais pour le Hezbollah du Liban (transitant par Israël, cela fait un curieux trajet). Au-delà, ce qui semble très curieux, c'est que si l'OLP dirige un mouvement de libération, comme on en a connu d'autres, où est la faute si elle cherche à s'armer ? Pourquoi s'excuser de le faire ? Cela nous amène à une bizarrerie du mouvement palestinien : il n'a pas d'armée pour conquérir son Etat. Depuis au moins 1947, pour défendre sa Cause militairement, il est à la merci des Etats arabes qui en furent (et qui en sont) incapables. Dans le meilleur des cas, ils ont surtout défendu leurs intérêts. Lorsqu'ils avaient la Cisjordanie et Gaza sous leur souveraineté jusqu'en 1967, l'idée ne leur est pas venue de permettre que s'y crée un Etat palestinien comme s'ils étaient (eux, mais aussi les Palestiniens) plus obsédés par l'idée de battre Israël et de l'effacer que par celle de se faire du bien et d'avoir une base solide, celle-là même qu'ils réclament aujourd'hui. De sorte qu'aujourd'hui la seule arme des Palestiniens reste l'attentat suicide, qui ne peut en aucun cas faire céder l'adversaire, mais qui dit bien l'impasse dans le rapport des forces. Impasse qu'exprime justement le fait de bafouiller et de devoir s'excuser quand on est pris en flagrant délit de s'armer.

  En somme, la logique des faits met les Palestiniens devant ce constat : pour qu'ils aient un Etat il faut qu'ils acceptent Israël, réellement et non par une déclaration formelle où ils reconnaissent Israël tout en n'ayant comme force agissante que des gens qui veulent le supprimer. Tout se passe comme si un test permanent était imposé à leurs chefs : ou bien ils ne contrôlent pas les terroristes - qui veulent cette suppression -, et c'est la preuve qu'ils se servent d'eux tout en les "condamnant", preuve qu'ils mènent un double-jeu ; ou bien ils peuvent les arrêter, prouvant par là qu'ils acceptent l'Etat juif. Que par le jeu des événements ils se soient laissés prendre dans ce dilemme signifie qu'ils ont fait fausse route ; avec pourtant un aspect positif : cela peut les libérer de la charge symbolique qui les écrase depuis toujours, celle d'incarner le refus arabe d'Israël. C'est cette charge qui fait d'eux des sacrifiés et qui accule leur chef à un double discours. Or le monde arabe (ou même islamique) ne combat pas réellement pour inscrire son refus, ou plutôt il ne le fait qu'au moyen des Palestiniens, en les prenant comme instruments. Cela veut peut-être dire qu'au fond l'opinion arabe ne croit pas trop à son refus ; non qu'elle trompe les Palestiniens, mais qu'elle se trompe au moyen d'eux, reconduisant grâce à eux une conviction devenue molle : rejeter Israël.

De sorte que les Palestiniens sont doublement sacrifiés: on les fait dépendre d'une aide qui ne peut pas venir, et on les charge d'incarner une croyance à laquelle on ne tient plus, à savoir qu'Israël est une entame insupportable dans la plénitude arabo-islamique, une résurgence anachronique de la Bible que le Coran a depuis longtemps absorbée.

Ce point, qui est pour nous le noyau inconscient du conflit judéo-arabe, est une affaire de· traitement de texte sacré. Imaginez deux Livres sacrés posés côte à côte, la Bible et le Coran, le second avale le premier, il l'intègre, l'assimile et rejette comme des noyaux ses premiers tenants, appelés traîtres et insoumis ; ce sera lui le vrai Livre. Et voilà qu'après des siècles, cette vieille Bible qu'il a mangée, qui s'est maintenue dans les mémoires, retrouve son autonomie et même sa force "effective", puisque c'est à partir d'elle, sur sa base symbolique qu'Israël resurgit comme Etat. Bien sûr, cela fait un choc au monde arabe, où l'on s'est alors rabattu sur le slogan : Israël, Etat colonial, pur rejeton de l'impérialisme. On s'est saoulé de cet argument le temps d'encaisser le coup : plus d'un demi-siècle d'histoire manifeste, soutenue par des siècles d'histoire latente, prouve que des franges importantes du monde arabe peuvent admettent le fait Israël, et même voient le profit qu'on peut en tirer, pas seulement matériel mais spirituel : une sorte de soulagement· Comme si une dette symbolique envers les juifs était honorée (non pas à cause de la Shoah, mais à cause de leur Livre dont tout le Coran s'est nourri). Une question de "droits d'auteur", en somme.

Du coup, il est d'autant plus injuste que seuls les Palestiniens restent chargés de proclamer la plénitude du monde arabe. Car alors ils se retrouvent aussi sacrifiés que les intégristes qui eux se chargent - ou sont chargés - de rappeler les grands énoncés fondateurs, comme le djihad, énoncés que la plupart mettent de côté pour pouvoir vivre et respirer.

  Car le combat est inégal, non pas tant sur le plan militaire (puisque alors les vrais adversaires seraient Israël et le monde arabe, or aucun des deux ne veut cette confrontation) ; c'est sur le plan symbolique que la lutte est inégale : Israël a un Texte, la Bible, qui le fonde et l'authentifie (même si ce Texte le fustige de tout temps), les Palestiniens eux n'ont pas un Texte de cet ordre (et s'ils se réclamaient de l'Islam, ce serait à tout l'Islam de se battre, ce qui n'est pas le cas). Certes, ils ont d'autres ressorts symboliques, comme la lutte des mouvements nationaux, la lutte contre la répression, contre les nantis, contre la brutalité, etc. Mais c'est moins porteur, sauf aux yeux d'une opinion qui s'indigne et ne fait rien. Ils ont aussi la lutte contre le colonialisme (avec de très bons prétextes : les colons abusifs des Territoires) ; ils ont la sympathie naturelle qu'on a pour les victimes, avec aussi le risque de les maintenir à cette place· Mais tout cela ne fait pas une force réelle, cristallisée dans une armée comme l'ont eue, dans l'histoire, tous les mouvements de libérations. (Même l'Algérie en lutte, à côté de ses terroristes, avait une armée de libération; même Israël naissant, en 47-48, à côté de ses terroristes et commandos, avait une armée.) Les Palestiniens, eux, ne peuvent pas l'avoir avant d'avoir... un Etat. N'est-ce pas étrange ?

  Quand on lit l'histoire de ce conflit sur près d'un siècle, on voit que l'Etat d'Israël s'est réalisé à coups de hasards qui s'enchaînaient peu à peu en une sorte d'implacable nécessité, portée par un soutien symbolique millénaire, celui du peuple juif, bien au-delà des nébuleuses antijuives dont la Shoah fut l'acmé. Donc, une stratégie qui utilise si peu que ce soit l'idée d'effacer Israël n'est pas bonne. Cela ne veut pas dire que cet Etat est fait pour durer toujours : il se peut qu'il soit un jour détruit, auquel cas ce sera "reparti pour un tour", donc un retour· (alors autant s'en tenir là ?). Car l'idée de retour à Sion n'est qu'un symbole - mais increvable - du retour aux sources, du passage par l'origine ; elle s'est imposée contre des forces infiniment supérieures, elle a même débordé ses plus récents promoteurs (les "sionistes") ; quoique sa réalisation soit décevante, et quoique cet Etat pose aux juifs plus de problèmes qu'il n'en résout.

  Il se peut même que le monde arabe éclairé ne croie plus totalement à l'idée jusqu'ici tenace qu'Israël est venu dans les fourgons du colonialisme et de l'impérialisme. Certes, tous les moments-clés de l'émergence d'Israël comme Etat se sont joués sur une scène où s'agitaient des acteurs coloniaux - France, Angleterre - et impérialiste (américain), mais pas toujours dans le sens où Israël serait leur confrère ou leur rejeton. Israël a pris son territoire sur un Etat qui justement n'existait pas ; et cette prise, qu'aucune "raison" ne justifie, trouve ses racines, selon nous, dans ce rapport entre deux Livres. Ce rapport s'exprime concrètement: avant d'être arabe, cette terre fut le lieu de naissance du (peuple du) Livre dont le Coran s'est inspiré ; avant d'être coranique, le Message fut biblique, même si en fait il excède les deux livres. Les Textes fondateurs, c'est aussi fort que des chromosomes, ça détermine les histoires, et celle-là tout spécialement. Nous sommes enfants du Texte et surtout de l'entre-deux-textes.

Que des esprits sains, laïcs, rationnels, trouvent cette histoire grotesque ou archaïque, on ne peut que les approuver; mais les forces de l'inconscient qui travaillent les peuples se moquent bien des étiquettes. L'histoire est-elle toujours aussi étrange ? Non, car on serait dans la folie ; mais par endroits elle l'est, et c'est le cas. Et elle a fait fort. Car pointer Israël comme la dette symbolique que le monde arabe doit payer, non pour la Shoah - il n'y est pour rien - ni pour toute autre persécution, mais parce que son Texte fondateur est entièrement pris dans la Bible - c'est ahurissant et pourtant "vrai". (Les détails de cette "prise" de texte sont dans un livre à paraître le mois prochain : Nom de Dieu.)

Par ailleurs, il est très sain qu'en Israël éclatent des voix discordantes (des dissidents de Tsahal, par exemple). Pourvu que cela n'induise pas trop d'illusions : cette armée ne va pas se décomposer·  Ces voix sont d'utiles rappels éthiques, c'est même une vieille tradition : les juifs, depuis la Bible, ont toujours étalé leurs tares et leurs péchés comme s'ils n'étaient qu'avec Dieu en tête à tête, oubliant que leurs ennemis peuvent exhiber ces aveux comme des "preuves décisives".

                                        Daniel Sibony*



*  Psychanalyste, écrivain. Vient de publier en coffret de trois volumes: "EVENEMENTS-Psychopathologie de l'actuel", au Seuil, en poche, rassemblant ses articles de 1987 à 1999. Publie Nom de Dieu  au Seuil en mars 2002.http://www.danielsibony.com