Paru dans Libération

Ceux qui pr™nent la libŽration mettent les autres en posture d'tre des ĮdursČ, des mŽchants.

Papon et les ‰mes en peine

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste.
Dernier ouvrage paru : ĮDon de soi ou partage de soi ? Le drame LŽvinasČ, (Odile Jacob). Vient de sortir en poche : ĮLe "Racisme", une haine identitaireČ (Seuil, Points-Essais).

Le jeudi 1er fevrier 2001


On demande ˆ des tres individuels d'Žriger leur souffrance personnelle au niveau d'un concept qui, de fait, n'en a pas besoin: l'humanitŽ vient toujoursˆ bout des crimes commis contre elle. Parfois, justice est faite, pŽniblement, et on est tout gnŽs. En l'occurrence, des hommes en vue ont dŽcidŽ qu'il fallait tre gracieux, libŽrer Papon, car la prison ˆ son ‰ge, c'est quand mme dur, etc. L'ennui avec ces arguments (notamment l'‰ge et la duretŽ de la dŽtention), ce n'est pas qu'ils soient rŽfutables, c'est mme leur charme d'tre fragiles : si aprs 90 ans on ne peut plus vous emprisonner, a pourrait augmenter la criminalitŽ sŽnile, des gens attendront cet ‰ge pour rŽgler leurs comptes, ceux de toute une vie, et cela peut tre sanglant ; ou amusant : de vieux bandits, l'arme au poing... Non, l'ennui avec ces arguments, c'est que ceux qui pr™nent cette gr‰ce, cette gŽnŽrositŽ, mettent les autres en posture d'tre des ĮdursČ, des mŽchants, des gens qui disent : ĮEt nous alors ? et nos familles ? et nos petits frres ? et nos vieux partis en fumŽe ?Č... Bref, ils les obligent ˆ para”tre sans gr‰ce, crispŽs, tatillons, lŽgalistes, voire haineux ; ˆ exhiber leurs plaies ou celles de leur mŽmoire alors qu'elles ont ŽtŽ jugŽes, reconnues. La gr‰ce semble tre un g‰teau ˆ partager, les premiers prennent pour eux la grosse part, presque tout, a les rend ĮgracieuxČ, et ne laissent aux autres, aux affamŽs de justice, que des miettes qui les font para”tre hargneux.

Mais en principe, si justice il y a eu, cette hargne vindicative n'a plus lieu d'tre : l'acte de justice, si c'en est vraiment un, met du baume sur la plaie et dissipe la rancune. Or lˆ, on leur propose un spectacle de justice, une justice d'o la sanction et la peine sont retirŽes : allons, puisqu'il a ŽtŽ jugŽ, reconnu criminel, puisque ce fut une belle leon pour les jeunes, quoi demander de plus ? Ces gens-lˆ (les victimes, et j'imagine les ‰mes en peine des victimes directes dont on dit qu'elles r™dent en attendant que justice soit faite) ont du mal ˆ comprendre. On ne les a pas initiŽs au fait que ce qui compte dans la justice, c'est les sŽances de tŽlŽ, le battage mŽdiatique. On ne leur a pas fait comprendre qu'une fois le spectacle terminŽ, chacun rentre chez soi ; comme des acteurs. Aprs le franc symbolique il y aura le jugement symbolique - sans peine, car a fait de la peine. Et ce, au nom de la compassion et du fait que l'essentiel se passe dans le cūur et l'esprit, pas au niveau du matŽriel, du corporel. Cela me rappelle l'idŽe de saint Paul - ce rabbin qui a fondŽ le christianisme -, son argument contre la circoncision pr™nŽe par la vieille Bible : elle devait symboliser dans la chair le fait que le cūur est entamŽ, non fermŽ sur lui-mme, ouvert sur l'autre, sur la vie, le manque, l'amour, etc. (toutes choses que les vieux prophtes clamaient huit sicles avant J.-C.). Voilˆ son idŽe : eh bien, on s'en tiendra ˆ la circoncision du cūur, pas besoin de cet acte de chair, plut™t barbare. RŽsultat, les chrŽtiens ne sont pas plus circoncis du cūur - ni moins - que leurs prŽdŽcesseurs hŽbreux, mais le symbole, comme croisement de chair et d'esprit, de matire et de mŽmoire, a sautŽ. Mme si, plus tard, les agents de Papon, en traquant leurs victimes, en ont dŽculottŽ certains pour voir s'ils Žtaient... circoncis.

Bref, on demande aux ‰mes des victimes et ˆ leurs descendants qu'ils prennent un peu sur eux, un peu plus, pour que l'ĮhumanitŽČ l'emporte dans Įle crime contre l'humanitŽČ. Ce joli jeu de mots est peut-tre faux. On demande ˆ des tres individuels d'Žriger leur souffrance personnelle, singulire, au niveau d'un concept qui de fait n'en a pas besoin : l'humanitŽ vient toujours ˆ bout des crimes commis contre elle, elle leur survit, elle les dŽborde, les enveloppe, sans d'ailleurs les effacer, mais elle n'y tient pas. Peut-tre mme qu'on leur demande de payer pour un concept discutable qui couvre par de belles envolŽes une idŽe simple et prŽcise : crime imprescriptible. Mais s'il est imprescriptible, pourquoi la peine serait-elle prescrite ?

Quand l'air gracieux et la belle pose des uns se paient du cramponnement des autres, c'est qu'il y a quelque part une erreur. A moins que le message qu'on veut ĮpasserČ ne soit tout autre, du genre : ĮChres ‰mes en peine, les temps sont durs, par de subtiles mises en scne on fait passer vos descendants pour des tueurs d'enfants. Alors acceptez qu'on dŽbranche sur les camps, pour qu'on ne les fasse pas aussi passer pour des tortionnaires de vieillards, des Shylock...Č Et les ‰mes, sidŽrŽes : ĮMais alors, ce n'est toujours pas fini ?! Et jusqu'ˆ quand ?...Č.