13/10/00

Israël - Palestine

Des mythes qui changent

 

         Lors de tels affrontements des mythes vacillent et d'autres se profilent, comme s'il fallait que ça se renouvelle...

         Un joli mythe qui tombe par exemple, c'est celui de la belle cohabitation entre Juifs et Arabes: ça laisse une nostalgie douloureuse chez beaucoup: Ah! on vivait bien ensemble, pourtant, etc. Et ça file vers l'Age d'or en Andalousie. Or il semble que l'Histoire ne veut plus de ce mythe-là où, en effet, les Juifs vivaient sous l'égide du souverain musulman, lequel est tolérant quand il est heureux, moins tolérant s'il est crispé, et franchement mauvais lorsqu'il est poussé ou porté par sa foule fanatisée qui met les Juifs dehors; comme récemment dans beaucoup de pays arabes. Et il semble que là-dessus l'Histoire tente de jouer un mythe plus exigeant: faire coexister Juifs et Arabes sous le signe de deux entités souveraines. Pourquoi l'Histoire a-t-elle voulu mettre ainsi la barre plus haut et tenter cette première mondiale? (car jamais une telle coexistence des deux fils d'Abraham n'a eu lieu, qui serait aussi coexistence de deux tenants du Livre, Bible et Coran, dont le second veut rendre le premier inutile en l'englobant...) Allez savoir, l'Histoire ne nous consulte pas.

         Autre mythe qui à la fois vacille et tient bon: le mythe du sacrifice d'enfant. On sait que Jérusalem et le Temple hébreu - et le Dôme musulman qui s'est érigé à sa place - furent bâtis pour marquer et transmettre le Lieu où le sacrifice de l'enfant a pu être (par Abraham) symbolisé plutôt que réalisé, comme l'exigeait la coutume idolâtre. Aujourd'hui, petite régression apparente : on met les enfants en avant pour imputer à l'autre le meurtre de l'enfant, alors que tout l'apport de cet autre fut de rejeter ce sacrifice. Bien sûr, c'est une tactique désespérée et mortifère; encore qu'un désespoir qui ne vise qu'à nuire à l'autre, à son image, plutôt qu'à vaincre risque d'être stérile. On sait que le mythe du juif-tueur-d'enfants fut transmis et cultivé en Occident par les prêtres fanatiques jusque tout récemment; cela aussi est ancré dans la Bible: le Dieu des Juifs, Yahvé, a "tué" les aînés égyptiens car leurs familles n'avaient pas fait le sacrifice animal grâce auquel les Hébreux furent épargnés. C'est le sacrifice de la Paque. Eh oui, ces vieilleries de trois mille ans se retrouvent aujourd'hui à la une des journaux et des télés. Ce n'est pas si mauvais signe, même si c'est lourd.

         Autre mythe qui dans le sillage se porte bien: l'opinion occidentale n'"aime" les gens que victimes. Elle aime les Juifs victimes des Camps (elle les aime surtout après les Camps), et elle aime les Palestiniens victimes des Juifs. Et si ceux-ci se faisaient lyncher un peu plus de leurs ados de dix-huit ans, elle les aimerait peut-être plus - si en outre les vieilles rancoeurs antijuives n'avaient la vie dure (rancoeurs où l'on s'en veut aussi d'avoir permis Auschwitz, où l'on s'en veut donc d'être antijuif: ça tourne bien en rond...).

         Tout cela met l'opinion occidentale dans une posture télé-spectatrice qui frise l'abject: posture de mangeurs d'images sacrificielles, mangeurs de sacrifices humains. Ils donneront leur sympathie aux plus actifs-à-être-victimes, même si cette sympathie reste sans effet. Il est vrai que si elle est à sens unique, elle peut contribuer à angoisser pas mal de Juifs ici; jointe à l'étonnante partialité des médias (qui s'éclaire par le fait que les médias cherchent la victime, c'est-à-dire le rapport pervers qui la maintient victime et qui fait jouir les voyeurs), jointe aussi à une certaine inertie de la police qui jusqu'ici n'a trouvé aucun auteur des attentats antijuifs, elle peut même les déprimer, ou les révolter eux qui croyaient (autre mythe) qu'ils étaient tranquilles, qu'ils avaient assez payé, que c'est seulement dans les pays arabes que la vie devient impossible aux Juifs quand Israël et ses voisins s'affrontent. Eh bien voilà, cela peut arriver ici même, où naguère encore...

         A mon sens, il n'y a pas lieu de se monter la tête. Ce qui est sûr c'est qu'il y a peu de chance que des gens s'en sortent avec leur prurit antijuif. Je dirais même que la tactique de "martyriser" les enfants c'est-à-dire de les transformer en martyrs pour les mettre en offrande sur l'autel des sacrifices, ne peut que se retourner contre ses auteurs, comme par l'effet d'une justice symbolique qui interdit de disposer d'une vie qui vous est confiée pour grandir. Déjà pour une vie d'homme c'est interdit, a fortiori une vie d'enfant. Même si l'enfant demande à mourir pour la Cause, cela prouve surtout qu'il est déjà fanatisé, raison de plus pour l'en empêcher. Un patient m'a parlé au sujet des enfants qu'on pousse en avant de "prostitution d'enfants". Curieux. J'en écoute pas mal qui me parlent des événements, un autre me disait: je suis pro-palestiniens, mais j'aimerais bien qu'une petite sonnerie se déclenche dans ma tête quand ça réveille mes sentiments antijuifs. Mais cette sonnerie était difficile à mettre en place malgré les progrès de l'électronique.

         Je pense que les possibilités de paix n'ont jamais été plus proches et vraisemblables qu'aujourd'hui. Mais l'on comprend d'autant mieux qu'Arafat ait choisi l'option-émeute pour faire le plein de la sympathie européenne avec pourtant un double risque: a) que cette sympathie n'opère pas, en raison de sa composante perverse. En un sens les spectateurs n'apportent que leur jouissance, leur haine éventuelle, et non un appui efficace: aucun n'ira se battre là-bas; b) que cela peut faire du mouvement palestinien, à nouveau, le fer de lance du mouvement islamique contre Israël, et c'est la Cause palestinienne qui risque à nouveau d'être sacrifiée, comme elle le fut si longtemps. L'espoir notamment d'entraîner les Etats arabes risque de tourner court: ces Etats ne redoutent rien autant que le mouvement de leur masse, car alors, d'autoritaires qu'ils sont, ils deviendraient tous intégristes: la vague ne laissera subsister que les plus tyranniques.

         Je terminerai par une sorte d'énigme, qu'il serait trop long de débrouiller ici: les Juifs qui ont dû quitter les pays arabes ou qui sont engagés avec Israël, peuvent ne pas aimer les Arabes, mais ils ne sont pas "dans la haine". En revanche les Arabes qui combattent Israël semblent souvent, et très vite, appelés à exprimer ce qu'ils ressentent: la haine. Une scène (de la télé italienne) où le lyncheur d'un jeune soldat israélien brandit ses mains rouges de sang sous l'applaudissement de la foule; ou encore la scène (non rapportée) où la femme d'un des soldats prisonnier, lynché l'apprend en appelant sur le portable de son mari et en attendant la réponse: "C'est moi qui ai tué votre mari"; ou encore le lynchage du rabbin qui "gardait" la tombe de Joseph c'est-à-dire qui y priait - sont des scènes trop éloquentes. L'énigme est alors celle-ci: y a-t-il un rapport entre ce décalage (ne pas aimer et haïr) et le fait que dans la Bible il y a: "Tu ne tueras point" (tout court) et interdit absolu du sacrifice humain considéré comme idolâtre tandis qu'en face il y a des choses comme: tu ne tueras point sauf l'ennemi d'Allah, et le sacrifice humain est encouragé si c'est pour la bonne Cause. A méditer.

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                                                        Daniel Sibony*

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* Psychanalyste. Vient de publier: Don de soi ou partage de soi? Le drame Lévinas, chez Odile Jacob.