aricle paru dans LIBERATION

 

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Les foules se servent de la Coupe du monde pour rejouer avec leurs tripes les rencontres difficiles.

«Mondial», le jeu divin...

Par "DANIEL SIBONY"

Daniel Sibony est professeur à l'université de Paris-VIII, psychanalyste. A publié récemment: «Violence» (Ed. du Seuil) et «Entre-deux» (éd. de poche au Seuil)

Le jeudi 25 juin 1998

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Les femmes ont raison d'être agacées ; une histoire de corps qui ne passe pas par elles... Alors elles se protègent judicieusement en ne comprenant pas... que tous ces hommes se faufilent portés par une équipe et qu'ils se foutent dans le trou de l'autre.

Fallait-il cette chaude rencontre Iran-Etats-Unis pour mieux comprendre que ce qui fait l'enjeu des matchs, ce qui donne valeur au jeu, ce sont les foules qui le regardent et non le jeu «lui-même», qui, comme tel, n'a pas grand intérêt: voir des gens taper sur une balle, se la passer, l'enfoncer dans une lucarne... Ce sont les houles, les enthousiasmes et les violences qui rappellent cette évidence: au-delà du jeu observé, ce qui compte c'est le jeu des passions, des transferts, des investissements pulsionnels qui ont choisi de s'exprimer à travers ce langage-là parce qu'ils n'en ont pas trouvé d'autre, et que celui-là s'y prête bien.

Certains peuvent y rester indifférents parce qu'ils ont d'autres langages, soit; mais c'est que des narcisses ringards nous expliquent de haut que le foot est le «nouvel opium du peuple», sans se gêner de ressasser le mot de Marx qui n'est pas son meilleur: en disant que la religion, c'est l'opium du peuple, il met face à face deux mystères sans éclairer ni l'un ni l'autre. Il est vrai que le verdict de la «psy» de bazar ne vaut pas mieux: le foot, c'est un rituel. Ah. Qu'est-ce qui ne l'est pas? Ainsi, entre «c'est une drogue» et «c'est un rite», nous voilà peu éclairés. Les ringards trop narcisses ne peuvent penser que c'est le narcissisme des foules qui donne valeur au jeu, et non l'intérêt du jeu qui mobilise les foules. Les foules sont-elles assez bêtes pour se laisser soulever par autre chose qu'elles-mêmes et ce qui leur tient à cßur?

Quant à savoir pourquoi c'est sur ce langage que les foules se sont fixées pour s'exprimer, cela mérite qu'on y pense. C'est un jeu, et les foules semblent très marquées par cette leçon que, dans la vie, c'est à qui jouera le mieux... A quoi? A placer l'objet (et le déplacer) mieux que les autres. Rien de nouveau dans ces parties, mais elles rappellent - elles ressassent - que la victoire, dans le monde, est à ceux qui disposent autrement de l'objet disponible, qui le placent mieux pendant que d'autres cherchent la place ou le passage... De fait, quand partout c'est l'impasse, le jeu joue l'idée de passer à autre chose, il symbolise la passe; or le foot semble être le jeu même de la «passe» - non pas qu'ailleurs il n'y en ait pas, mais là les joueurs sont portés par elle, ils courent dessus, et, lorsqu'elle les dépasse juste ce qu'il faut, c'est l'orgasme où ils la coupent d'un coup fatal; c'est comme une danse: les joueurs dansent sur un fil, qui est le trajet du ballon, tel un fil de vie au parcours complexe mais qui leur colle aux pieds; chaque joueur s'y raccroche comme il peut, et il voit la part des autres à ce trajet et sa part à lui, et le mélange des deux parts qui fait la trame de la partie.

De sorte que la Coupe du monde n'est pas vraiment pleine de rien, les foules s'en servent pour rejouer avec leurs tripes les rencontres difficiles, les rencontres impossibles qui sont l'essence même de la violence: celle-ci, sur le terrain du jeu, devient jouable. Au dehors, elle bave un peu...

L'étonnant, c'est qu'à ce jeu, on invoque le divin. C'est normal, car au niveau de dressage où sont les équipes, elles sont voisines (elles s'imitent à l'infini par cassettes interposées comme dans la vie) et l'écart décisif, la «victoire» se décide, par exemple, sur des tirs au but, façon d'invoquer l'inconnu, le destin, le coup de chance; façon de jouer avec, de le titiller à grande échelle. Les joueurs font le plein de technique pour accéder aux moments fatidiques où ce n'est pas la technique qui décide mais le destin, le jeu des symboles, la pression-dépression, les supporters, l'insupportable tension, bref: l'indécidable. Cela aussi, les foules aiment le célébrer: que la technique soit le terrain de jeu où c'est autre chose qui joue, et où les foules peuvent rejouer leur narcissisme; elles transfèrent sur ces parties l'injouable de leur vie. Car, «dans la vie», les parties perdues-gagnées ne sont pas toujours perceptibles.

Elles y jouent aussi leurs «parties» sexuelles: sans être un freudien obsédé, on peut voir chaque équipe comme un corps collectif qui, dès qu'il a la balle, devient phallique et va l'enfoncer dans le creux du corps adverse. Dans maintes langues, marquer un but c'est carrément tirer un coup, défoncer le trou de l'autre, percer sa défense... Et chacun dans la foule se transfère par image sur l'un des deux corps collectifs qui s'emmêlent et se pénètrent; ils portent avec eux des narcissismes publics, plutôt mâles, qui se font l'amour rageusement; le creux femelle étant le but; plutôt passif.

Du coup, les femmes ont raison d'être agacées; une histoire de corps qui ne passe pas par elles... Alors, elles se protègent judicieusement en ne comprenant pas (que tous ces hommes se faufilent portés par une équipe et qu'ils se foutent dans le trou de l'autre); elles pointent aussi l'infantilisme des hommes, auquel elles sont habituées...

Et donc, ce match Iran-Etats-Unis, chargé à bloc d'enjeux identitaires. Phallus islamique contre phallus satanique. Dieu merci, c'est le premier qui a gagné. Il est vrai que Dieu était spécialement convoqué à venir faire gagner les siens. Et «il» l'a fait. Tant mieux si cela requinque le plus faible, l'Iran, pour qu'il ose parler au plus fort, puisqu'il a inscrit quelque part sa force, dont il doute - comme tous les tyrans qui deviennent terroristes parce qu'ils doutent de leur force. Bref, Dieu a bien fait; à moins qu'il n'ait joué au plus fin: les faire gagner pour qu'ils croient que c'est grâce à lui, et qu'ils deviennent encore plus paranos du fait même de cette croyance. A Dieu ne plaise. Mais les voies divines sont impénétrables...

En tout cas, le Mondial, lui, en tant que jeu qui se poursuit, a écarté placidement les deux équipes.

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