Paru dans Libération

"Loft Story" titille le narcissisme d'un public partie prenante du jeu de la vie.

La jouissance du spect-acteur

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste.

Le jeudi 3 mai 2001


Cette prise de part active, actionnaire, Big Brother en fait une part de marché. Pourquoi pas? Aujourd'hui, fiction et réalité interfèrent sur des modes nouveaux. Exemple énorme, ces séries télé qui font fureur en Europe et en Amérique: Big Brother, Survivor... Et voilˆ que ça arrive en France (Loft Story), mais ailleurs, c'est déjˆ bien en place. On y voit en général une dizaine de volontaires, isolés quelque part pendant des mois sous l'þil constant des caméras, reliés au monde par le seul producteur, le Çgrand frèreÈ; la télé retransmet les meilleurs moments, le public intervient par l'Internet pour primer ou exclure tel ÇacteurÈ, sachant que les concurrents eux-mêmes se battent pour ÇsurvivreÈ, affronter les dangers... Çcomme dans la vieÈ. Et le dernier survivant gagne une grosse somme. Ce n'est ni un reality show, où les gens viennent raconter leur vie et prendre le public comme témoin ÇthérapeutiqueÈ, ni un pur montage pervers, bien qu'on soit appelé ˆ voir des gens ÇcraquerÈ, s'évincer, s'effondrer sur leurs limites... pour de vrai; pour de vrai en jouant. Bon, ce n'est pas la Rome des gladiateurs, qui eux jouaient leur vie réelle. Lˆ, on joue son image, on en joue, et le public n'est pas purement voyeur: en principe, le voyeur jouit de voir quelqu'un qui ne sait pas qu'on le voit; or, ceux-lˆ, ils savent. Ce sont en fait moins des acteurs que des joueurs; ils sont entre ÇpersonneÈ et ÇpersonnageÈ; ils jouent ˆ être ce qu'ils sont ou ˆ être les acteurs du jeu de leur vie.

Cette mixture entre acteurs et joueurs a exigé une bonne étude du marché, pour savoir ce qui peut mouvoir cette Çgrosse bêteÈ appelée public: comment lui exciter le regard jusqu'au pic d'Audimat, orgasme des producteurs. Ce Çjeu dans le jeuÈ, cet embo”tement des scènes où le jeu des uns est déjoué par le surjeu des autres, comme dans la vie, la télé en fait du prêt-ˆ-consommer; du surgelé... Et ça marche - ça rapporte -, preuve que l'idée titille les points sensibles entre fiction et réalité, dans l'entre-deux.

Mais le montage est plus cruel qu'il y para”t. De fait, il vous prend toutes les ringardises sur la fiction (roman, thé‰tre...), et il leur donne raison, ˆ fond, pour les couler dans leur bêtise ou simplement leur na•veté. L'idée qu'Çon penseÈ avec les personnages, mais qu'on est au-dessus... Comique, non? Bien sûr, on y pense... Que ÇpensezÈ-vous de ces braves gens qui s'agitent sous vos yeux? ‚a ÇpenseÈ ferme dans les comptoirs en levant le coude, les yeux rivés sur l'écran. Et l'idée que le roman ça Çdonne du jeuÈ... Mais oui, on joue! A vos claviers! Et que Çça donne du possibleÈ, et comment! en voilˆ du possible: les ÇpersonnagesÈ le vivent, pour de vrai, stimulés par le prix, le jeu, le plaisir de s'éclater, le risque d'être ÇéclatésÈ par le public... Les romanciers ont-ils pensé ˆ la jouissance qu'a leur héros ˆ être les leurs, bien ˆ eux, ˆ jouer leur texte en l'ÇécrivantÈ? Eh bien, cette jouissance-souffrance est livrée au public devenu ÇlecteurÈ, et il la ÇvitÈ avec ce pincement au cþur que ressent tout joueur; il se prend au jeu et intervient, sur la Toile, pour infléchir le dénouement, prendre part ˆ l'ÇécritureÈ, en agréant ou en rejetant tel ÇpersonnageÈ.

Donc, laissons-lˆ les poncifs, ils sont comblés, enfoncés. Même le suspens, auquel il prend part, aide le public ˆ compléter sa jouissance; le suspens, c'est du temps artificiellement suspendu pour vous donner la jouissance narcissique de le faire tomber comme un fruit mûr, l'illusion de prendre ce temps, ce bloc de temps et de le ÇvivreÈ, de le sniffer ˆ fond. Ce n'est pas nouveau, ce c™té roman ÇinteractifÈ, qui exploite les vieux repères quant au rapport fiction-réel; mais lˆ, il le fait en grand. Et le roman ou la fiction travaille non pas ˆ faire ÇpenserÈ (allons...) mais ˆ faire jouer au ÇjeuÈ de la vie. En voilˆ du jeu, du possible, de la ÇpenséeÈ... virtuel; on vous en donne, comme toujours ˆ la lecture d'un roman, mais ce n'est pas ˆ ÇvivreÈ plus que ça. Ou alors, mais ÇattentionÈ!, ce serait du passage ˆ l'acte! Alerte aux ÇpsysÈ...

Entre nous, si les lecteurs de fiction devenaient penseurs, au lieu d'être seulement pensifs, comme ils en ont l'air, il y aurait sur terre une grosse densité de pensée, ˆ faire transmuer la planète. On en est loin; ils sont Çtrès impliquésÈ, c'est vrai, mais juste pour se-sentir-très-impliqués, juste pour se sentir; au fil des fictions qui se suivent - grumeaux de possible, caillots de virtuel dans la grande soupe de l'impossible, celle de la ÇvieÈ, et encore très virtuelle.

Lˆ, on fr™le le ressort le plus puissant de la création contemporaine. Lisez des romans de ÇrentréeÈ, qui font de grosses rentrées de fonds, c'est pas mal fait, comme d'autres þuvres d'art contemporain, c'est fait parfois de pas grand-chose, mais ça tient, et ça tient curieusement ˆ la part qu'on y prend: le ÇlecteurÈ est partie prenante pour faire tenir la chose qu'il lit, son intérêt pour les détails, pour ce qui le rappelle ˆ lui-même, dans sa seule lecture. S'il y a ÇinvestiÈ une heure ou deux, il est pris au jeu; et s'ils sont beaucoup ˆ être pris dans la partie, ils deviennent partie de l'þuvre, elle devient une þuvre partante, importante, elle ne laissera peut-être rien d'autre que cette Déclaration d'importance, mais celle-ci mobilise des fonds, même si elle ne va pas au fond, puisqu'il n'y en a pas, que c'est un trou. (Le Çdernier motÈ est au roman, m'a dit quelqu'un; quelle bonne blague...) Il semble que tous les arts prennent ˆ la lettre le mot de Duchamp: l'þuvre est faite moitié par l'artiste moitié par le public qui la regarde (ou qui la lit). Le public la complète de sa jouissance ˆ y jouer, ˆ y être partie prenante; et une fois complète il se la réchauffe au micro-ondes et la boulotte.

Aujourd'hui plus que jamais, le ressort de la jouissance esthétique est le narcissisme du public dont chaque membre, devant une þuvre, s'émerveille littéralement: se rend merveilleux - de la tenir ˆ bout de bras par sa simple présence, sa prise de part (qui sera peut-être une belle part de marché). En attendant, devant une þuvre, il se ravit, et c'est non pas Çquelle þuvre superbe!...È mais: ÇQu'est-ce que je suis superbe d'y être si bien, d'être bien, d'y être.È Et de croire qu'il y est l'emporte avec cette þuvre dans l'ÇinfiniÈ de l'instant. Au suivant.

Bien sûr, on pourrait se dire qu'il y a d'autres types d'écriture, plus transverses, plus Çentre-deuxÈ, loin des clivages ringards entre fiction et savoir, ou entre fiction et document - car on aime dans la fiction le document archa•que qui s'y profile, et on aime dans le document ou la pensée le bord brûlant par où ils frisent la fiction et la dépassent. Les acteurs de faits divers fictionnent ˆ mort, et les héros de fiction croisent le lecteur dans son réel s'il y prend part. Cette prise de part active, actionnaire, Big Brother en fait une part de marché. Pourquoi pas? Parfois l'entrepreneur en remontre aux intellos: il titille le corps social jusqu'ˆ le faire jouir (et le fric tombe, preuve de réussite) lˆ où eux ne titillent que leur corps sur un mode complaisant qu'ils croient ÇuniverselÈ.

Mais cette part jouable existe comme telle; des textes la relancent pour chacun comme partie de sa vie ˆ rejouer, mais avec la différence entre être partenaire d'un jeu fermé et être partagé ou sujet en partage d'être. Ces textes donnent de l'énergie pour aller plus loin que soi, et plut™t que de se compléter par la jouissance du lecteur, ils le décomplètent de lui-même, l'ouvrant sur ce qui fait pour lui événement d'être.

Mais le narcissisme du public est aussi garant de vie: si le public n'était pas, toujours, sur le point de se trouver bien, il serait déprimé ou sur le point de se trouver mal; ce qui n'est pas mieux.