5/12/2003

 

 

Le paradoxe antisŽmite

 

 

         L'Žpisode du lycŽe MONTAIGNE (o un Žlve de 6me a subi des agressions physiques trs violentes - trois fois aux urgences - et des insultes antisŽmites: "Sale juif", "On va vous exterminer") a rŽvŽlŽ les impasses intŽressantes o sont coincŽs aujourd'hui beaucoup de responsables administratifs en France, ˆ tous les niveaux.

         Ainsi le proviseur a-t-il envoyŽ aux parents d'Žlves de 6me (dont je suis) - longtemps aprs que les faits furent dŽclarŽs -, une lettre pleine d'indignation o il proclame: "Un de nos jeunes Žlves a subi des agressions physiques et a fait l'objet de propos insultants au regard de sa confession. De tels faits (É) sont scandaleux et intolŽrables."

         Comme quoi la condamnation de l'acte ou de l'insulte antisŽmite est en principe acquise, elle est plus ou moins violente ou solennelle mais toujours trs digne.

         Mais en mme temps, la lettre annonce une enqute "longue et mŽticuleuse", laissant donc entendre que les agresseurs, aprs avoir avouŽ au dŽbut, se sont rŽtractŽs. Du coup, ils ne sont plus identifiables avec "certitude", et il peut ensuite dŽclarer ˆ un grand quotidien: "Personne ne reconna”t avoir tenu ces propos, ni les avoir entendus, mis ˆ part la victime."

         Donc, Žnorme rŽsistance ˆ reconna”tre les coupables et ˆ leur appliquer la loi. Dans la mouvance des dirigeants de parents d'Žlves, on traite la chose d'incident "communautaire", ou de "frictions intercommunautaires". Ce qui, implicitement, reconna”t l'acte mais s'en dŽcharge. Or il s'agit d'individus et de libertŽ individuelle. On arrive donc ˆ cette absurditŽ: si on frappe violemment un Žlve, on est renvoyŽ; mais si en plus on le traite de "sale Juif", c'est une affaire entre communautŽs; on les renvoie dos ˆ dos, l'impunitŽ rgne et la loi n'a pas ˆ s'appliquer. Et comme les Žlves juifs, jusqu'ˆ prŽsent, ne sont pas auteurs d'actes anti-arabes, cela veut dire qu'ils sont livrŽs sans dŽfense (sinon verbale, dŽclarative) aux attaques antisŽmites qui presque toutes viennent de jeunes musulmans.

 

         Finalement, trois mois aprs le dŽbut des agressions, les deux coupables ont avouŽ, en prŽsence de leurs parents. L'enfant agressŽ aura passŽ deux mois ˆ se faire insulter comme menteur par les Žlves dans la cour, et ˆ voir parader ses agresseurs; lesquels ont passŽ tout ce temps dans un curieux Žtat: puisqu'ˆ la l‰chetŽ de l'acte ils ajoutent celle de devoir le nier.

         DŽtail piquant: en reconnaissant qu'ils l'ont fait, l'un d'eux dit qu'il ne comprenait pas "pourquoi a fait tant d'histoires", puisque dans d'autres bo”tes c'est frŽquent".

         C'est bien en quoi l'incident de MONTAIGNE est intŽressant: si mme lˆ, dans un lieu o il y a trs peu de musulmans, deux Žlves ont pu se permettre une telle chose, c'est qu'ils sentaient qu'elle n'est pas grave, Žtant plut™t courante. Ou encore: le mme incident ˆ CrŽteil ou Bobigny obligerait l'Žlve ˆ subir ou ˆ partir.

 

         Un autre argument pour inhiber la rŽvolte contre les actes antijuifs, c'est de dire qu'ils proviennent de jeunes musulmans solidaires des Palestiniens, et que ces jeunes, cela se comprend, s'en prennent aux Juifs en tant qu'ils soutiennent Isra‘l.

         Cet argument est assez juste: la plupart des Juifs aiment et soutiennent Isra‘l mme s'ils peuvent tre critiques envers son gouvernement. Ils sont donc de bonnes cibles pour des gens qui veulent marquer leur sympathie avec ceux qui combattent Isra‘l.

         A cela, la rŽponse de la loi franaise devrait tre ferme: il est interdit de mener ici une guerre qui se passe ailleurs. Ceux qui veulent aider les combattants lˆ-bas, doivent le faire lˆ-bas. (Ils y seraient d'ailleurs plus braves, au lieu de s'en prendre ici ˆ des gens qui ne veulent pas se battre.) Le conflit lˆ-bas ne doit se traduire ici que par des discussions courtoises ou des manifestations pacifiques.

         Bref, ceux qui s'en prennent ˆ des Juifs, par agressions ou insultes, ne peuvent invoquer aucune justification, et doivent tre punis selon la loi ou le rglement intŽrieur. Et si un responsable comme nagure le ministre VŽdrine, dŽclare "comprendre ces agressions vu ce qui se passe lˆ-bas", il incite ˆ violer la loi.

 

         Remarquons que le proviseur du lycŽe MONTAIGNE aura mis presque deux mois ˆ ne pas appliquer la loi. (A l'heure o j'Žcris, la sanction n'est pas venue.)

         Mais l'intŽrt est de constater qu'en toute bonne foi, il s'est conformŽ ˆ une sorte de "loi du silence" qui s'Žtablit en France: on ne doit pas trouver les auteurs d'actes anti-juifs car cela ferait "raciste" puisqu'ils sont presque toujours musulmans. Ainsi, pour ne pas para”tre raciste on laisse faire des actes racistes.

 

         On peut aisŽment dŽgager le mŽcanisme de l'installation actuelle de l'antisŽmitisme en France.

         1. Il est clair qu'il est d'origine "maghrŽbine", c'est-ˆ-dire islamique, mme si viennent s'y ajouter des courants "de gauche" pour qui la vieille lutte des classes, devenue lutte anti-impŽrialiste et pour les peuples opprimŽs, impose de considŽrer la cause palestinienne comme la bonne et celle d'Isra‘l (et de la plupart des Juifs) comme la mauvaise.

2. Cet anti juda•sme exprime une vindicte antijuive (et aussi antichrŽtienne) massivement inscrite dans le Coran, et qui n'a pas pu se mettre ˆ jour du fait que l'islam a vŽcu, pendant des sicles, sans vŽritable interaction avec le reste du monde[1].

3. Il faudra un certain temps pour que les musulmans de France et d'ailleurs acquirent une certaine distance avec leur Texte fondateur, distance analogue ˆ celle que d'autres ont durement conquise vis-ˆ-vis de leur Livre.

         4. En attendant, on peut se demander si en France, l'appareil politique, mŽdiatique, administratif est en mesure de rŽsister ˆ l'action destructive de ce montage pervers: o la vindicte antijuive risque de se dŽcha”ner en inhibant toute rŽvolte de la part du public qu'on invite ˆ s'abriter derrire le refus du "communautarisme" ou le "soutien aux peuples opprimŽs".

         Cet "abri" ou ce retrait, que reflte les atermoiements ˆ MONTAIGNE, et qui produit ailleurs beaucoup d'hypocrisie, renforce la loi du silence o il ne faut pas que les auteurs d'actes antijuifs soient identifiŽs, car cela reviendrait ˆ les nommer et donc ˆ interpeller des musulmans. Et comme le dit l'instance europŽenne qui a commanditŽ le "rapport sur l'antisŽmitisme" puis qui en a interdit la publication car il montre que la plupart des actes antijuifs proviennent de jeunes islamiques: "On ne peut pas mettre en cause la population musulmane sans preuve". Cela veut dire que dans l'esprit de cette instance, si l'on met en cause des musulmans, c'est tous les musulmans qui seraient en cause. Elle fait donc un amalgame que par ailleurs elle dŽnonce, et dont tout le monde se mŽfie, ˆ juste titre.

 

         Mais pour l'instant, force est de constater qu'ˆ tous les niveaux, les personnels n'ont pas ŽtŽ formŽs ni prŽparŽs ˆ gŽrer ces situations. Cela s'est vu Žgalement ˆ propos du foulard islamique. Or ces agressions, sont en quelque sorte le foulard des garons, c'est-ˆ-dire leur manire d'exprimer leur identitŽ, avec plus de rudesse.

         C'est pourquoi la mme loi qui interdit le foulard devrait interdire (ou rappeler l'interdit) des agressions et des insultes envers tout sujet pour sa confession.

         L'application d'une telle loi aidera les responsables timorŽs qui ne se sentent pas "autorisŽs" ˆ sŽvir, ou qui considrent qu'"une sanction, c'est la preuve d'un Žchec", alors qu'elle est essentiellement le rappel salutaire d'une limite.

         Si on en est venu ˆ cette situation paradoxale o c'est pas peur de para”tre raciste qu'on laisse faire des actes racistes, en l'occurrence antisŽmites, seule la sincŽritŽ de la loi et des responsables peut donner un coup d'arrt.

         Sinon, on verra, on voit dŽjˆ revenir des formes de la l‰chetŽ officielle, la mme qui a fait nagure les ravages que l'on sait.

         Ajoutons que dans tous les pays arabes, o il y avait une prŽsence juive importante et tolŽrŽe depuis des sicles quoique dans un statut d'infŽrieur, tous les Juifs ou presque sont partis car leur vie devenait impossible du fait que l'affirmation d'Isra‘l, au fil de guerres successives, dŽclenchait dans la population arabe des agressions antijuives insoutenables. Il serait dommage que la mme chose se rŽpte en France, mme partiellement.

 

 

 

                                                     Daniel Sibony

 

 

Psychanalyste, Žcrivain. Auteur de nombreux ouvrages dont les tout derniers sont: Nom de Dieu et, Proche-Orient. Psychanalyse d'un conflit, aux Editions du Seuil.



[1] . Ces ŽlŽments sont ŽtayŽs dans mon livre rŽcent: Proche-Orient Psychanalyse d'un conflit, et dans un livre prŽcŽdent; Nom de Dieu - Par delˆ les trois monothŽismes.