L'obscène comme effet de l'hypocrisie

 

L'histoire a trouvé bon d'écarter Jospin, et elle a pris pour ça le seul cas de figure possible. Mais elle l'a fait à la faveur d'un curieux acte manqué: électeurs de gauche distraits, un peu absents à leur acte (comme leur chef à sa campagne?); trop de candidats ne jouant que leur narcissisme petit-groupal, et oubliant que la part de gauche dans le gâteau électoral n'est pas sans limite; l'oubliant en toute inconscience.

L'inconscient s'en est donc mêlé, mais pas seulement là. Car après tout, pourquoi une éviction aussi "méchante"? Si une force obscure avait voulu dire "merde" aux deux grands candidats, et plus fort à Jospin parce qu'il avait plus de pouvoir, elle ne s'y serait pas pris autrement qu'en amenant Le Pen, qu'ils abhorrent tous les deux. Elle a donc pris la peine d'en faire un symbole, un symbole de "merde" - plutôt que d'une réelle envie de s'y plonger: car tous ou presque savent par devers eux que ce serait une "merde" noire, mortelle.

Alors pourquoi l'histoire a-t-elle marqué cette quasi-punition? On connaît les raisons rationnelles, et elles ont leur valeur; essayons de pointer les autres. Elles concernent l'identité, individuelle et collective, dont le rapport à l'étranger n'est qu'un aspect (étranger extérieur: l'Europe; ou intérieur: l'immigration).

Question simple : pourquoi les Français autochtones, ceux qui ne sont ni étrangers ni juifs ni arabes ni noirs, ceux qui n'ont rien que leur être-là et l'effort quotidien pour s'y maintenir, pourquoi ceux-là ne peuvent-ils pas exprimer leur identité alors qu'ils ont eux aussi besoin de l'affirmer ? tout comme les immigrés ont besoin d'affirmer la leur, même ceux de la génération suivante qui sont déjà Français; tout comme les juifs ont besoin de dire leur autre identité qui les rattache à Israël… Pourquoi donc ceux-là ont-ils été censurés là-dessus, comme si leur "identité française", à laquelle ils tiennent cahin-caha, avait été classée honteuse - ringarde, sans contenu, catho, relents vichystes, conservatrice, n'ayant qu'à s'effacer devant l'évolution nécessaire?… Comme si, pour beaucoup, national ne s'entendait que comme chauvin. Du coup, certains, nullement lepénistes, protestent: "Après tout, la France n'est pas seulement l'exigence d'être accueillant pour l'étranger! ou l'exigence de ne pas tourner xénophobe!" A quoi s'est ajoutée pour eux l'apparente abdication devant l'instance européenne. Question donc: pourquoi n'a-t-on laissé à cette identité française, à ce désir de l'exprimer, que la voix sinistre du Front national? N'y avait-il pas là une certaine hypocrisie que l'histoire semble avoir sanctionné d'une grande claque?

De cela, la cohorte des gens au pouvoir- politique, médiatique, culturel… -, ne semble pas préoccupée : on dirait que leur pouvoir leur tient lieu d'identité; donc ils feignent de n'en avoir pas besoin; leur identité serait leur fonction, qui fait dépendre d'eux les autres. Certes, il y a par ailleurs ceux, beaucoup plus rares, qui créent leur vie et leur œuvre: leur création leur tient lieu d'identité et surtout de dés-identité féconde. Mais ceux qui sont dépendants? Où est leur identité?

L'histoire a aussi sanctionné d'autres hypocrisies, outre celle plus banale où les castes au pouvoir prennent leur seul intérêt pour le bien commun. J'en citerai deux qui peuvent sembler des "détails" : 1°/ Pour ne pas paraître faire du "racisme" anti-arabe, on n'a pas arrêté et puni ceux qui attaquent les synagogues et s'en prennent à l'étoile juive; au nom donc de cet "anti-racisme" ou plutôt de ce silence sur un "racisme" réel, on en a fait un autre encore plus radical, le "racisme" anti-juif. Alors la sanction est venue comme d'un destin: Vous jouez un "racisme" contre un autre? Eh bien voilà sur scène l'homme obscène qui, lui, fait du "racisme" tous azimuts, anti-juif et anti-arabe! Est-ce que ça vous va? Et c'est Jospin qui fut plus sanctionné car ayant sous sa houlette le ministère adéquat, c'était à lui de faire arrêter ces gens, au lieu de seulement s'indigner (tout comme Chirac) et de ne pas passer à l'acte. 2°/ Autre exemple d'hypocrisie: la manière plus que partiale dont les télés ici rendent compte des événements du Proche-Orient est, sinon un appel au meurtre, une invitation à s'en prendre aux tenants de l'étoile juive, qui n'est pourtant pas encore jaune. Invitation que des immatures peuvent entendre et il y en a beaucoup. En même temps donc que l'on dresse une communauté contre l'autre, on fait de pieuses déplorations sur l'horreur que ce serait… Hypocrisie sanctionnée, là encore, non par des votes conscients mais par leur effet inconscient. Car le propre des sanctions inconscientes c'est d'activer le chaos qu'elles dénoncent. C'est à quoi l'on reconnaît leur stigmate mortifère: pour dénoncer l'invivable, on cherche à le réaliser. De même, quand l'obscénité vient sur scène c'est qu'il y a trop d'hypocrisie… et pour qu'il y en ait davantage!

Ce n'est pas ici le lieu de montrer que le problème du rapport à l'étranger a été mal traité, de façon purement narcissique, comme si l'étranger avait besoin, non pas de respect, mais du titre qui le rende aussi bien que "nous", à savoir: Français. Et l'on constate avec surprise que beaucoup, dans la nouvelle génération, ne savent pas trop quoi faire ni du titre de Français ni de leur mémoire d'immigré. Ils errent de l'une à l'autre et s'accrochent parfois à ce qui leur donne les appuis les plus "durs" voire les plus intégristes. Devant ces impasses, les responsables enchaînent les mea culpa: -"Que ne les a-t-on mieux intégrés!",- ponctués d'un cliché douteux: S'ils avaient des revenus réguliers, une bonne place… (Même Shimon Pérès, socialiste et futé, a fait cette même erreur lors des accords d'Oslo: il a cru qu'avec des "mesures économiques" en faveur des Palestiniens il allait leur arracher leur violence identitaire. Il en a été pour ses frais.)

Certes, c'est la réalité qui invente des formes neuves et fécondes d'entre-deux identitaire. Et non les politiques, dont les mesures maladroites en faveur de l'intégration ont créé des rancœurs chez des Français autochtones plongés dans la précarité. Mais l'argument économique à lui seul semble méprisant: il laisse entendre que si des gens ont de bons revenus, ils braderont leur identité; qu'on peut en somme les acheter au moyen d'une bonne place. Or il revient à ces cas-limites, ces prétendus "voyous" qui ont du mal à vivre l'entre-deux-identités et qui se retrouvent les gardiens malheureux de l'inintégrable, il leur revient de dire que leur identité n'est pas à vendre.

Du coup, plus généralement, peut-être que personne n'est à vendre. Aucune bribe d'identité ou de mémoire. L'important est qu'il y ait du possible, du jouable; les joueurs du social n'ont pas forcément besoin de s'aimer pour relancer le jeu; il suffit de ne pas se haïr et d'aimer le jeu de l'être. Et là aussi l'histoire donne, en forme de sanction, un grand coup de gong: la foire d'empoigne est terminée, l'homme de la haine s'avance à peine masqué; que tous ceux qui veulent jouer le jeu de la vie aillent le dire. Pour une fois, une chance est donnée de bien voter sans s'identifier au bulletin mais à son acte - utile -, et aux autres acteurs. C'est après-coup que l'on pourra mieux parler de l'identité en politique, de l'entre-deux-identités, et même, pourquoi pas, des identités françaises.

 

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Daniel Sibony*

 

P.S. On me demande: comment des Juifs (ou des non-juifs hostiles à l'antisémitisme et marqués par l'Holocauste) ont-ils bien pu voter Le Pen? Je pense qu'ils ont pu faire ce raisonnement: "La haine et les attaques anti-juives vont se multiplier en France, elles seront d'origine arabe, modulées sur le conflit du Proche-Orient qui n'est pas prêt de finir (et en fait sur le contentieux millénaire judéo-arabe); le gouvernement, avec son courage habituel, laissera faire pour ne pas paraître faire du racisme anti-arabe, au lieu d'appliquer la loi; il vaut donc mieux un Etat qui soit plus anti-arabe qu'anti-juif". Ce raisonnement, qui dit surtout la détresse de ceux qui le font (car pour qu'un Juif vote Le Pen, tout de même…), est en outre mauvais: il ne fait pas confiance à la vie, aux bons hasards, au monde arabe modéré qui en France est assez fort, etc.… Peut-être aussi cache-t-il une idée inconsciente plus subtile: si Juifs et Arabes sont également persécutés (par Le Pen), ce sera peut-être une chance pour eux de se rapprocher, d'être un peu frères et moins ennemis? Là encore, désespoir. Je pense par ailleurs que même des arabes ont pu voter Le Pen pour endiguer l'arrivée d'autres arabes qui dévaloriserait leur ancienneté d'immigrés. Morbide également.