Nom de Dieu, le 11 septembre et le partage de l'tre

 

 

-         Est-ce que ce sont les ŽvŽnements du 11 septembre qui vous ont poussŽ ˆ Žcrire ce Nom de Dieu?

 

- En partie sžrement, j'ai mme aussi remarquŽ que mon livre prŽcŽdent sur les tensions identitaires, Les trois monothŽismes fut Žcrit il y dix ans dans le sillage de la guerre du Golfe. Je suis sensible au passage dans le rŽel de tensions que je repre au niveau des Textes fondateurs, qui ont valeur d'inconscient, et quoique pas trs "lus", ils fonctionnent comme des programmes.

 

- Par rapport ˆ votre livre sur Les trois monothŽismes Êqu'est-ce que vous apportez de nouveau?

- D'abord je ne consacre qu'une moitiŽ du livre aux trois monothŽismes; la deuxime traite la question du divin au-delˆ des religions: cet aspect est trs vivant pour beaucoup, qui reviennent non pas au religieux mais aux questions symboliques que les religions ont confisquŽes, ou qu'elles Žtaient seules ˆ traiter. Or aujourd'hui, les questions du symbolique sont essentielles et dŽpassent les religions.

 

- Vous parlez de problmes entre les textes fondateurs·

-         Justement, je montre que ces problmes ne sont religieux qu'en apparence, qu'ils sont d'ordre symbolique, ce sont des questions de partage. Les religions ont l'air de se partager Dieu comme si c'Žtait un g‰teau, mais ce n'est pas un avoir, c'est l'tre qu'il s'agit de se partager. ‚a ne devrait pas faire de problme, car l'tre c'est vaste, il y a de la place. Et pourtant que de souffrance· Il y a bien sžr celle des "premiers", les Juifs, qui ont dŽclenchŽ le message (avec l'tre comme Dieu, et la loi, et les limites·), un message qui dŽjˆ les fustige en premier et qui surtout leur met ˆ dos pŽriodiquement tous ceux qui ont une haine du symbolique en tant qu'il nous Žchappe et qu'il nous dŽfinit. Or il a bien fallu qu'il y ait des premiers, a aurait pu tre les Zoulous ou les Arabes. Et il y a la souffrance des derniers, de l'islam justement, qui est venu clore le message, le verrouiller, se poser comme Žtant son vrai tenant.

 

Les premiers ont donc apportŽ une faille incomblable, entre l'tre et ce-qui-est, entre le divin et les humains, entre ici et ailleurs. Et les derniers ont comblŽ la faille par une sorte de plŽnitude en posant: que 1) tout ce qui prŽcŽdait l'islam, tous les grands HŽbreux de la Bible (JŽsus, Abraham, David·) sont "soumis" ˆ Dieu· donc musulmans; car "soumis" ˆ Dieu, a se dit musulman. 2) Le Coran pose que le Dieu biblique veut en finir avec ses premiers fidles, les juifs et les chrŽtiens, les premiers parce qu'ils ont trafiquŽ le Texte biblique et les seconds parce qu'ils sont stupides et idol‰tres de croire que Dieu peut coucher avec une femme pour avoir un fils. Pour mieux enfoncer le clou, surtout contre les Juifs, le Coran fait un arrt sur image: il prend dans la Bible tous les passages hostiles aux Juifs (et Dieu sait qu'il y en a puisque les Juifs ont eu le culot d'apporter comme carte d'identitŽ un Livre qui les critique) et il passe sous silence les passages favorables. De sorte qu'Allah lˆ n'est pas tout ˆ fait le Dieu biblique, c'est le Dieu biblique ayant dŽcidŽ de rejeter ses premires alliances, de rejeter les Juifs parce qu'ils ont effacŽ de leur Livre le nom de Mohamad qui, selon Mohamad, y figurait. Cela semble fou mais seulement en apparence; en fait c'est une faon inconsciente de signifier: vous avez exclu du Livre la branche arabe d'Abraham, la branche Isma‘l, pour ne garder qu'Isra‘l, alors nous faisons ˆ notre tour un Livre, ce sera le vrai et vous en serez exclus. Or ce nouveau livre, le "vrai", est entirement pris dans l'ancien. C'est mme lˆ le vrai drame; ce n'est pas que chacun croit avoir la vŽritŽ, c'est que les derniers ne savent pas que leur vŽritŽ, leur Livre, a ŽtŽ pris chez les premiers, et que c'est pour a qu'ils ont besoin d'effacer les Juifs comme peuple, comme souverainetŽ (pas comme individus bien sžr). C'est aussi cela l'"anti-sionisme" islamique: c'est l'horreur de voir revenir comme un spectre ce peuple juif que l'islam a avalŽ, dont il a absorbŽ le message, qu'il a donc effacŽ comme peuple; c'est l'horreur de le voir revenir comme peuple souverain. Cela vient rappeler et Žbranler le dŽni de la prŽsence juive dans l'origine de l'islam, le dŽni de la Bible comme cþur du Coran (au sens prŽcis o il n'y a pas d'ŽnoncŽ important du Coran qui ne soit inclus dans la Bible ou dans ses exŽgses, sauf bien sžr l'allŽgeance ˆ Mohamad comme prophte ultime).

 

- L'erreur a peut-tre ŽtŽ alors de ne pas traduire tout de suite en arabe la Torah et la Bible?

- Je ne crois pas qu'il y ait eu d'"erreur", outre que la Bible a ŽtŽ fort bien traduite en arabe au Moyen-Age. L'"erreur" c'est la condition humaine elle-mme (mais du coup, peut-on l'appeler erreur?) condition dont toute cette histoire rejoue le drame: c'est la difficultŽ qu'a tout groupe (et tout sujet) humain de supporter que le mme message, la mme idŽe, passe par l'un puis par l'autre, par un premier puis par le suivant, sans que le suivant veuille piŽtiner le prŽcŽdent ou l'effacer. J'analyse cela comme le complexe du "second-premier". Freud en a ŽtudiŽ un aspect: le meurtre du pre; mais je montre que c'est bien plus gŽnŽral, et que lˆ se situe le partage du symbolique et le symbolique comme partage. Quand ce partage n'est pas reconnu, quand par exemple vous avez pompŽ dans le livre de quelqu'un de quoi faire un best-seller mondial, eh bien vous avez horreur de rencontrer ce quelqu'un, vous aimeriez qu'il disparaisse. C'est ainsi que j'interprte le fait qu'en arabe "juif" soit plut™t une insulte et que "les Juifs" soient honnis (non pas tant comme sujets que comme peuple ou symbole d'altŽritŽ).

ÊÊÊÊÊÊÊÊ Mon analyse Žclaire alors beaucoup de choses, ˆ la fois archa•ques et actuelles. Elle montre notamment qu'il est vain de rŽpŽter que "pas tout l'islam est intŽgriste": c'est bien sžr Žvident, mais cela n'Žclaire en rien la dynamique par laquelle l'islam produit ˆ tour de bras des intŽgristes qui sont chargŽs par la Oumma de rŽpŽter des ŽnoncŽs fondamentaux, Žcrits dans le Coran d'o notamment l'horreur des Juifs et de l'AmŽrique -, pour que la Oumma, elle, puisse vaquer ˆ ses affaires et dŽployer son envie de vivre, y compris avec les Juifs et l'Occident. De sorte que, selon moi, les intŽgristes sont les sacrifiŽs du monde musulman: il a besoin de les sacrifier pour maintenir l'Žquilibre entre son envie de vivre et son besoin d'tre fidle ˆ la Lettre d'origine. La Oumma sacrifie ceux qu'on nomme "intŽgristes" alors qu'elle les aime aussi, elle admire leurs exploits, mais pour rien au monde elle ne les suivra - voyez le cas de Ben Laden qui pourtant a eu l'intelligence de ne lancer que des mots d'ordre trs suivables, trs raisonnables.

 

Il y a d'autres sacrifiŽs du monde arabe, dus aussi ˆ cette impasse originelle qui n'est pas "une erreur" mais un aspect du drame humain, ce sont les Palestiniens: car en un sens le monde arabe a fini pas reconna”tre plus ou moins le fait Isra‘l; comme s'il se doutait inconsciemment que le peuple de la Bible (mme si pour lui la Bible vient "aprs" le Coran) a quand mme droit ˆ un bout de terre de ses anctres; mais comme cette reconnaissance ne peut pas s'avouer au grand jour, les Palestiniens se trouvent "chargŽs" d'exprimer son refus originel; ou les consacre ˆ faire vivre ce refus, pour pouvoir vaquer ˆ d'autres affaires. Bien sžr, quand il y a passage ˆ l'acte, et violent, le processus se bloque, tout le monde est un peu sidŽrŽ, et plus ou moins prt ˆ se que questionner sur les causes, sur l'origine partagŽe·; bref, plus ou moins prt ˆ un remaniement symbolique. Je montre que c'est ˆ cette phase que nous en sommes aujourd'hui. Je montre aussi que les intŽgristes et leur pointe avancŽe qui passe ˆ l'acte, les terroristes, sont comme les enfants caractŽriels d'une famille qui ˆ la fois les aime et les dŽplore, qui les "sort" un peu dans le monde et qui a honte de leurs frasques mais qui en mme temps ne peut pas les renier car ce sont ses enfants. Il y a lˆ toute une veine familiale et tribale intŽressante ˆ creuser, o des enfants-sympt™mes crient le non-dit familial, ce non-dit qu'on aimerait laisser de c™tŽ mais qui est fort bien Žcrit dans le Livre: en Palestine comme au Pakistan les gens Žtudient le Coran comme un manifeste politique de libŽration, face ˆ l'autre qu'est l'Occident ou Isra‘l.

 

- Le 11 septembre est-il une sorte d'aboutissement de ce phŽnomne ou est-ce un commencement?

- Un passage ˆ l'acte, surtout de cette taille tŽmoigne que la rancþur qui couvait dans certaines couches du monde arabe ne pouvait plus rester ˆ l'Žtat de fantasme. On sait que cet acte a proclamŽ vouloir venger une grande "humiliation". Celle-ci a quelque chose d'une Žnigme qui mŽrite d'tre dŽchiffrŽe, bien au-delˆ des causes coloniales ou nationales. Je montre qu'on peut la comprendre ˆ partir du fantasme de l'origine pleine: quand la plŽnitude narcissique se heurte ˆ la rŽalitŽ, elle se sent humiliŽe tant qu'elle n'a pas de quoi symboliser les choc, l'altŽritŽ mutuelle, l'ouverture sur l'tre et le possible. C'est tout cet apprentissage dont j'Žtudie les dŽtours et qui, prŽcisŽment, implique le rapport au divin non pas comme ˆ une plŽnitude mais comme ˆ une faille essentielle, une cassure que chacun rencontre et qu'il doit tenter de vivre, de transformer, peut-tre mme de combler avec une crŽation mais surtout pas avec le sacrifice - de l'autre ou des siens. Cela ne va pas sans violence, et toute cette approche renvoie aussi ˆ mes recherches sur ce thme; mais il faut distinguer la violence de vie qui assume la rencontre ou le choc et la violence de mort qui ne veut que nuire ˆ l'autre car elle sait qu'elle ne peut ni le vaincre ni oser le rencontrer et rivaliser avec lui. Cela dit, au risque de choquer, je dirais que le 11 septembre a eu aussi un effet positif: mettre sous le nez de bien des peuples, quelque chose qui Žtait enfoui et qu'ils ont ˆ reconna”tre, ˆ surmonter, pas seulement ˆ "combattre".

 

Daniel SIBONY

 

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