Peur et haine

Article paru dans Libération

 

 

 

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S'ouvre le procès d'un colleur d'affiches du Front national, meurtrier gratuit d'un jeune Noir. La peur, dit-on au FN...

La peur était déjà haine !

Par Daniel Sibony
(
L'auteur est psychanalyste, écrivain. Dernier ouvrage paru: «Violence» (Ed. du Seuil).)
08/06/98

Il y a trois ans, un jeune Français de 17 ans, Ibrahim Ali, d'origine comorienne, donc «noir», était tué à Marseille par un colleur d'affiches du Front national accompagné de deux de ses collègues. Le procès s'ouvre demain (le 9) aux assises. L'enquête a rétabli les faits minutieusement: le jeune homme, avec sa bande d'amis, revenait d'une répétition de rap pour un spectacle qu'ils préparaient et tous couraient vers le bus quand le tir fut déclenché.
Ce qui m'a frappé dans cette histoire, c'est que le tueur, ses complices et les chefs de leur parti invoquent, pour se justifier, la peur: il a eu peur, il a tiré... Et si on les prenait au mot? Cela donne en somme des xénophobes qui déclarent: «On est xénophobes, on a la phobie de l'étranger, cette phobie peut nous amener à tuer, à tirer dans le tas face à des jeunes qui courent on ne sait où, ni dans quel sens. Oui, pour vous, c'est des corps jeunes et affairés; pour nous, c'est une foule en furie qui peut nous massacrer.» Au fond, eux-mêmes disent qu'ils en sont à pouvoir prendre un signe de vie pour un danger de mort. Ainsi, eux-mêmes disent qu'ils sont bêtes et dangereux pour la vie. Cela se déduit si clairement de leur propos... Car, après tout, pourquoi la peur ne leur a-t-elle pas inspiré le réflexe de la fuite? L'envie de meurtre était-elle donc déjà en place, dès le départ? Et comment des peureux peuvent-ils tirer dans le tas s'ils n'ont pas, d'avance, la certitude d'être les plus forts? Donc la certitude que l'autre n'est pas armé? Avaient-ils aussi celle de rester impunis ou de ne pas risquer très gros? Aux jurés d'en juger.
Pour que des «peureux» tuent, il faut que la peur soit devenue haine et colère ñ métamorphose bien trop complexe pour se produire sur-le-champ, dans l'instant. Donc la peur n'est pas devenue haine, elle l'était déjà. Certes, on pourrait dire: «Vouliez-vous que ces adultes prennent la fuite en abandonnant le terrain aux ìétrangersî» et qu'ils fuient sans même donner un coup de griffe, juste pour marquer leur présence? «L'ennui, c'est que le coup de griffe fut une balle tirée dans le dos d'un jeune par un monsieur qui s'entraîne trois fois par semaine dans un club de tir; bref, il s'est payé un carton. Et l'envie de se l'offrir, l'envie de tuer, a dû être automatique, trop irrésistible pour laisser le moindre jeu à la pensée, comme de paraître laisser le terrain à l'ennemi.» (Les jeunes étaient à pied, le tueur et ses complices avaient deux voitures.)
Du coup, la phrase de leur chef Bruno Mégret pour les «couvrir» est, elle aussi, à prendre au mot. Il a dit que c'était une «légitime défense dans l'esprit». Autrement dit: il est légitime de tuer pour avoir l'esprit tranquille. Cela érige en système le délire projectif: si votre esprit n'est pas tranquille, voyez qui peut en être la cause, trouvez le responsable, l'élément étranger qui s'est infiltré en vous pour déranger votre esprit, et, quand vous l'aurez ciblé, cadré, n'hésitez pas. Le sacrifice humain comme facteur d'hygiène mentale.
Quant à l'autre chef, Le Pen, il a été plus droit au but, déclarant d'emblée que cette affaire n'était qu'une provocation, un coup monté par les ennemis de son parti pour lui nuire. C'est la même logique projective: voir chez les autres le même projet que l'on fomente, le projet de sacrifier un gosse pour embêter ses adversaires et se sentir un peu mieux. Cette logique délirante est aussi un effet de la peur de l'autre, de ce qui est autre, au-dedans comme au-dehors. Cela témoigne chez ces phobiques d'un vrai problème dans le rapport à la limite, donc à la loi symbolique. Sans doute la loi (du tribunal) leur donnera-t-elle la limite qu'ils n'ont pas, une limite qui les tienne, qui les aide à se contenir, sinon ils vont se répandre dans une sorte de pollution où leur narcissisme endeuillé (dans le deuil d'une identité fantastique qui ne serait dérangée par nul étranger) distillera partout l'effet de mort qui les ronge.
Car ces gens sont au point où passe à l'acte un fantasme assez banal: éliminer l'autre pour retrouver ses esprits. Que font-ils de leurs «esprits» quand ils les ont retrouvés si l'autre, c'est ce qui les leur fait perdre? Et quand l'autre est l'enfant ou le jeune, quand c'est ça qui fait péter les plombs à des adultes (pédophilie, phobie des jeunes...), c'est qu'un vieillissement mauvais s'est emparé de leurs «esprits», vieillissement fait de rancune, de jalousie recuite, où enfance, jeunesse et maturité se sont éteintes.
Les effets de mort que rayonnent ces intégristes identitaires sont d'abord en eux; et, quand ils n'en peuvent plus de les contenir, ils les lancent sur d'autres. Un humoriste me l'a rappelé à sa façon: «Mais pourquoi tous ces nervis du Front national ne se constituent pas en secte? ñ «Qu'est-ce ça change, puisqu'ils sont une secte?» ñ «Mais, s'ils le savent, ils pourraient par exemple, un beau matin, se suicider tous, comme ça s'est déjà vu!» ñ «C'est vrai qu'ils sont suicidaires, ils portent leur mort en eux, mais, au dernier moment, ils la donnent à l'autre; leur acte mortifié est dévié sur un innocent.».