L'archaïque et l'actuel au Proche-Orient.

 

 

         Décidément les Palestiniens n'ont pas de chance: pour une fois qu'ils trouvent une arme à laquelle leur ennemi Israël est sensible, l'arme des hommes-bombes, qui aurait pu leur servir à lui arracher un Etat Palestinien, voilà que cette arme se révèle trop puissante, de trop longue portée en quelque sorte, puisqu'elle met cause l'existence même d'Israël: si en effet l'Etat hébreu cède quoi que ce soit sous la pression de cette arme, les Palestiniens l'accepteront comme acquis transitoire et repartiront de plus belle pour avoir davantage; et ainsi de suite jusqu'à "libérer toute la Palestine", donc à supprimer Israël. Du reste, l'OLP qui a clairement commandité ces attentats-suicides, même s'il est dit qu'elle reconnaît Israël, n'a pour combattre l'Etat hébreu que des gens qui veulent le supprimer, car dans leur mouvance islamique, la souveraineté juive sur un morceau de terre arabe est une pure aberration: le Coran a en effet réglé leur compte aux juifs, il a absorbé leur Bible et les en a viré comme "pervers"; qu'ont-ils donc à resurgir des siècles plus tard pour inscrire leur héritage biblique caduc? Cet aspect des choses peut paraître archaïque, il est en fait originel, actuel, très présent dans le conflit qui se déroule. Et si l'on ignore ces racines, que je décris dans mon dernier livre Nom de Dieu, on risque de manquer l'essentiel, ou d'être de l'avis du dernier qui parle et qui exhibe les victimes les plus marquantes.

En tout cas, cette contradiction de l'OLP entrave son objectif, et s'exprime dans le double discours d'Arafat: depuis longtemps, il condamne les attentats après qu'ils ont eu lieu, et l'on apprend très vite qu'ils sont l'œuvre de groupes qui dépendent de lui.

Beaucoup s'étonnent de ce que le monde arabe soit moins sensible à des conflits entre arabes ou avec l'Occident, conflits bien plus sanglants qu'au Proche-Orient. Mais c'est que là est le point unique, névralgique, où le monde arabe est en contact avec son point originaire, le monde juif, dont il a cru emporter le message: la Bible avalée par le Coran, qui recrache les juifs.

 

         Précisons que ce n'est pas tant l'existence officielle ou légale d'Israël qui est menacée (ce ne sont pas vingt morts par jour, "rendement" maximum des hommes-bombes, qui peuvent effacer un pays), c'est son existence en tant que lieu de vie. Et les Palestiniens, s'ils sont dépassés par leur arme, c'est aussi qu'elle déplait aux Américains pour ce qu'elle rappelle des réseaux islamistes radicaux avec qui ils sont en guerre, mais qu'elle menace également d'autres Etats, y compris musulmans modérés: les intégristes peuvent en effet recruter autant d'hommes-bombes qu'il faut pour conquérir le pouvoir là où ils veulent, si une parade n'est pas trouvée à cette arme, parade technique et aussi mentale. Il est clair que les hommes-bombes n'arrêteront pas tant qu'on espère quelque chose et tant qu'ils ne sont pas contrés.

         Alors, que peuvent faire les Israéliens? L'idée de contrer l'autre en lui donnant ce qu'il demande est, on l'a vu, déjà dépassée par la logique de l'attentat suicide. Ils peuvent toujours négocier, donner ce qu'on leur demande. Ils peuvent même obtenir qu'Arafat condamne "plus sincèrement" (?) les attentats, ceux-ci lui échapperont. (Outre qu'une lutte est de toutes façons engagée entre la partie islamiste et la partie laïque du mouvement palestinien.)

         La stratégie actuelle d'Israël, riposte dure, avec risque de "bavures" témoigne que le problème est bien perçu comme insoluble: les militaires disent qu'ils drainent une plaie incurable mais qui, si elle n'est pas "nettoyée", peut devenir mortelle. C'est comme une maladie chronique, et il faut vivre avec. Donc, leur dire que ces "nettoyages" ne servent à rien car il faudra les répéter, ne les convainc pas; car il est prévu qu'ils répètent ces opérations, de façon plus brève mais peut-être aussi violente.

         En fait, les Israéliens n'ont pas encore compris la portée radicalement psychologique du conflit sous sa forme actuelle. Ils ne voient pas que le "Corps" palestinien s'est déjà identifié voire confondu avec le Corps souffrant de l'humanité, le Corps christique porteur de salut, d'idéal, et que tuer des Palestiniens c'est les exhiber comme symbole du… meurtre de "Dieu", de la crucifixion. Les dirigeants israéliens n'ont pas encore compris que ce qui se joue sur la scène spectaculaire du monde à travers ce conflit c'est presque un acte sacré de refondation de Dieu: ils s'agit pour les Palestiniens non pas de gagner mais de faire perdre l'autre, de le pointer aux yeux du monde comme tueur, de l'innocence, du droit, de l'enfant, bref de "Dieu". Il s'agit de montrer l'autre comme le pervers méchant pointé par le Coran pour justifier d'arracher la Bible aux juifs pour en faire "la vraie religion", l'islam, une fois qu'ils en sont chassés comme tels. Du coup, les juifs deviennent les déicides qu'on a toujours dénoncés, pendant vingt siècles, dans un acte accusateur qui vient à peine de se calmer. Comme en outre les médias, en France notamment, ont leur mauvaise conscience coloniale anti-arabe à laver, et n'aiment pas montrer ce qui gênerait le monde arabe, pas même la liste de ceux, Français d'origine maghrébine, qui attaquent les synagogues; comme ils ont aussi la mauvaise conscience issue de la Shoah à laver en montrant que les juifs ne sont pas mieux que les nazis, cela fait beaucoup de choses à laver sur le dos d'Israël. Les chefs israéliens ne semblent pas y être sensibles. On pourrait presque leur suggérer qu'entre deux ripostes brèves pour "casser les structures terroristes", ils ne devraient pas tuer un seul Palestinien sauf s'il attaque l'arme à la main.

Mais alors, faudra-t-il qu'ils laissent leur peuple se faire saigner doucement comme un martyr silencieux. Certainement cela excitera la compassion, une compassion sadique et fascinée. Mais ils ne le feront pas.

         Sur ce, un ami de passage suggère: "Les Israéliens doivent déplacer le terrain de lutte; ils ne doivent plus entrer dans les zones palestiniennes; ils ont la maîtrise de l'air; qu'ils annoncent qu'à chaque mort par attentat-suicide, ils détruiront quelques immeubles palestiniens modernes et non-habités. Il faut remplacer les vies humaines par les pierres, par des structures urbaines... "-Votre idée est naïve, dis-je, car il y aura des candidats au suicide pour remplir ces immeubles et faire en sorte que si des avions les détruisent, ils tuent des gens; donc ils tueront "Dieu", là encore.

- Non, dit-il, ils ne peuvent pas les remplir tous. Et puis il sera clair alors, aux yeux du monde, que ce qu'ils veulent ce n'est pas vaincre mais mourir en martyrs. Or on peut faire apparaître un fossé entre les Palestiniens qui veulent vivre et ceux qui veulent mourir; je pense que les premiers l'emporteront. Ce serait une parade…" Il avait l'air sûr de lui.

         J'ignore ce qu'il en sera, mais je doute que la parade à l'homme-bombe puisse être purement technique. L'homme-bombe, ce  n'est déjà plus une arme: quand on coule un corps humain dans un objet, ce n'est déjà plus un objet. Il y aura donc la guerre là-bas jusqu'à ce que les hommes mûrissent et apprennent le partage de l'être, qui est au-delà du partage de l'avoir ou de la terre. La guerre, jusqu'à ce qu'elle donne aux gens non pas de la peur ou du désespoir mais de l'angoisse et du questionnement, sur soi et sur l'autre.

         Du reste, quand on ouvre la Bible, dans sa partie historique, on trouve fréquemment des choses comme: "Et les Philistins sortirent pour faire la guerre à Israël", puis quelques pages plus loin: "Et Israël sortit pour combattre les Philistins", etc. Luttes interminables, jusqu'à ce que les grands empires viennent tout écraser. Mais aujourd'hui, l'empire américain peut-il "écraser" la violence de ce conflit? Ou seulement le rendre vivable? Israël avait peut-être besoin de cette épreuve pour casser son mode d'être fonctionnel, pragmatique et technique qui laisse les questions de l'esprit aux seuls religieux...

         - "Mais au fond, pensent beaucoup, ne vaut-il pas mieux donner aux Palestiniens l'Etat qui leur revient et faire ainsi acte de justice?

- Mais avec ce type de terrorisme, on ne peut rien leur donner de partiel, il faut tout donner. C'est cela, le manque de chance des Palestiniens.

         Autre manque de chance: ils ont besoin du soutien du monde arabe, et voilà que ce soutien, tout en étant assez nul, est trop "fort" puisqu'il fait d'eux le fer de lance du refus arabe d'Israël; il fait d'eux les instruments de ce refus, ancré aux sources archaïques du conflit des origines, juives et arabes, côté textes fondateurs. Ainsi, ils ont plus que ce qu'il leur faut, et ce "plus" leur donne moins de chance d'aboutir.

         Il est vrai que quand un groupe manque de chance à ce point, et se met dans l'impasse quelle que soit l'arme qu'il emploie, y compris celle du suicide, cela aussi fait question.

 

 

 

                                                                  Daniel Sibony*

 

 

 



* Psychanalyste. Auteur de plus de 20 ouvrages dont VIOLENCE, EVENEMENTS I, II, III-Psychopathologie de l'actuel; et tout récemment de NOM DE DIEU-Par-delà les trois monothéismes, qui vient de paraître au Seuil.