2000\08-Liber

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Jérusalem

Un dur partage de soi

 

 

         Parlons paix au Moyen-Orient. Ils étaient beaux, émouvants, Barak et Arafat, négociant rageusement, passionnément, déployant toutes les ruses diplomatiques, et butant finalement sur... l'invisible. Bien sûr, on ne dit pas l'invisible, on dit: sur leurs opinions, leurs majorités, leur image de marque, leurs marges étroites - on le dit parce qu'en termes de médias on nomme surtout les médiations. Mais ils butaient, ces braves hommes et leurs suites, sur l'invisible emprise des mots, de mots antiques gravés dans la chair; des mots bibliques; en l'occurrence, Jérusalem. Des mots qui font que l'enjeu se formule en fait, c'est-à-dire dans l'inconscient, en des termes aussi étonnants que ceux-ci: Qui va l'emporter? est-ce une population qui habite là depuis longtemps ou est-ce un peuple qui a là son symbole radical? Est-ce ceux qui en parlent et crient son nom ou ceux qui y habitent? Est-ce l'appel du symbole ou la présence des corps? Bien sûr, cette dualité est plus complexe: ceux qui la nommaient et l'appelaient de loin, du Maroc ou de Pologne, auraient voulu y habiter mais n'en avaient pas la force.Et voilà que récemment ils l'ont eue, cette force, ce qui d'ailleurs horrifient certains: "Quoi? prendre une ville par la force!" - dans notre monde pacifique, c'est inouï!...

         En tout cas, c'est aussi énorme que ça, aussi "bête" - pour ceux qui pensent au ras des faits et qui croient qu'on peut traverser les mots quand ces mots ont traversé le temps et le coeur des hommes, pas seulement des Hébreux : de ceux qui, par exemple, dans le monde ont investi symboliquement ce qui s'en est suivi, de ces Lieux, à savoir le christianisme. Car il se trouve que dans cette alternative, partage ou pas de Jérusalem, il n'y a pas un pur face à face, il y a un Tiers, l'Occident, qui vu ses liens avec la Bible, a une dette envers ces symboles. Dette symbolique qu'une partie de l'Occident a voulu, pendant la Seconde Guerre, effacer de façon originale: en effaçant ce petit peuple. Ça n'a pas marché, l'Histoire a préféré que cette dette soit maintenue, reconnue comme vivante, par ce Tiers donc, qui aujourd'hui a pour leader les Etats-Unis. Il se trouve que l'Etat américain se reconnaît dans cette Dette (les naïfs croient que c'est dû au "lobby" mais c'est bien sûr plus profond): puisque c'est écrit en toutes lettres sur le dollar, rien de moins: In God we trust, - qu'on peut aussi traduire: nos trusts sont en Dieu... Ça n'a l'air de rien, mais s'ils avaient mis en Allah ou en Jésus, ça changeait tout. Or ils ont mis God, c'est-à-dire Dieu le père, celui dont même Jésus - qui était juif et pratiquant - se réclamait. Voilà pourquoi l'Etat américain est très "partial" dans cette affaire. Et les trépignements de journalistes mondains ne le feront pas changer d'avis. Vous me direz que tout cela passe au-dessus de la tête des négociateurs, y compris de Barak, qui en bon laïc doit maudire chaque matin les religieux qui le harcèlent. Certes, cela se passe peut-être au-dessus de la tête de tout le monde, et il se peut même que le monde, ça l'arrange, que ça se passe au-dessus. Car il ne s'agit pas de religion mais de symboles. Et "le monde" n'est pas prêt de les brader car chaque fois qu'il l'a fait il s'en est mordu la langue.

         Donc, ce qui se joue à propos de Jérusalem, c'est la même chose que ce qui concerne l'existence d'Israël - non pas au sens "sécurité", mais au sens de sa raison d'être, de ce qui la justifie. Car après tout, les Arabes peuvent dire - et disent - à bon droit : Que viennent faire ici tous ces Juifs russes? que font ces Juifs polonais, marocains ou roumains... sur une terre où nous vivons depuis des siècles? (Ici l'argument se biaise un peu puisque cette terre a été aux trois quarts déserte et que la plupart des Arabes - d'Egypte ou du Golfe - ne l'ont jamais habitée, mais peu importe.) Que viennent faire là tous ces Juifs étrangers à cette Terre? Eh bien, ce qui les y mène, semble-t-il, qu'ils soient croyants ou pas, c'est que le mot Jérusalem a traversé trois millénaires, en passant dans un Livre qui a irrigué des peuples, etc. Et il semble que le monde qui a voté pour l'existence de cet Etat, même si en majorité il se foutait de tout cela, a dû reconnaître confusément, l'importance qu'il y ait un peuple qui soit sur "sa" terre parce qu'il y est appelé, parce qu'il s'appelle comme elle et pas seulement, comme tous les autres, parce qu'il y est né et qu'il s'y reproduit.

         Voilà pourquoi l'enjeu évoqué au début se pose en ces termes assez archaïques, mais à coup sûr originaires. L'enjeu peut aussi se formuler : le monde choisira-t-il de donner un petit "plus" à l'Etat palestinien en lui donnant Jérusalem pour le rendre plus crédible, ou laissera-t-il Jérusalem à ses tenants originaires que seul un Livre justifie? Même si ce Livre est invoqué par de grands cinglés comme on l'a vu récemment par un rabbin de là-bas?

         Mais là encore, paradoxe: si les grands Textes n'avaient pas été transmis par de grands naïfs ou des croyants paranos, ils se seraient perdus. Il n'y a qu'à voir la pauvreté symbolique de ceux qui ne transmettent rien pour être sûrs de rester dans le vrai, qui se révèle un vrai vide. De fait, la parano induit chez ceux d'en face une parano presque identique, puisqu'aux déclarations du rabbin Yosef - insupportables car ignorant les hommes vivants - a répondu aussitôt le verdict de M. Abed Rabbo, haut responsable palestinien: tous les Israéliens seront présumés racistes tant qu'ils n'auront pas dénoncé ces propos. Voilà, c'est décidé. Le plus drôle c'est que Abed Rabbo signifie "serviteur de son maître" et que l'autre, Ovadia Yosef, signifie : "serviteur de Dieu qui en rajoute ". Comme quoi la même bêtise va d'un serviteur à l'autre, distraitement. L'Ecriture, sainte ou pas, se moque bien de ceux qui la portent... Ajoutons que, comme par hasard, ledit rabbin insulte aussi les victimes de l'Holocauste en en faisant des objets d'une punition divine. Comme quoi, au-delà d'une certaine limite, nuire aux autres c'est aussi nuire aux siens et à soi-même.

         En tout cas, en se faisant promettre cette terre par le Dieu qu'ils inventaient - ou découvraient, les premiers Hébreux ne se sont pas vraiment fait un grand cadeau : outre qu'elle est un lieu de passage entre toutes sortes d'Empires, qui l'ont conquise et possédée à toute époque, les Juifs eux-mêmes furent mis au défi par leur Livre de... la conquérir. Oui, leur Dieu ne la leur donnait pas clés en main, il les défiaient d'en finir avec les idolâtres qui l'habitaient au début. Drôle d'histoire. Si l'on en fait une lecture simple et politique, cela veut dire que les Hébreux comme tout le monde conquièrent leur pays par la force. D'autant qu'ils en furent exclus par la force. Et si on en fait une lecture plus symbolique, cela veut dire qu'ils sont mis au défi de battre l'idolâtrie dans leur espace de vie, y compris en eux-mêmes. C'est clair qu'ils n'y sont jamais arrivés. Et que l'histoire va continuer longtemps... Pourquoi pas?

         Encore un mot, puisqu'on est dans les Ecritures... Si le grand Mohamad avait nommé Jérusalem dans son Coran, ne fût-ce que cinq ou dix fois, cela aurait équilibré les six cents fois qu'elle est nommée dans la Bible. Mais il a juste parlé de "Mosquée lointaine", qu'il a "visionné" une nuit..., c'est-à-dire du Temple hébreu. Décidément. C'est du reste après sa mort que ses guerriers, en conquérant la ville, y ont fait bâtir une mosquée sur ce même Temple, et ils l'appelèrent El Aqsa, c'est-à-dire la "lointaine". Comme quoi il avait bien "vu".

         Tout cela suggère que l'origine, ça compte somme toute: pas seulement d'y avoir vécu, mais de l'avoir fait vivre, et d'en avoir transmis le symbole.

 

                                                        Daniel Sibony*

 

 



* Psychanalyste. Publie ces jours-ci: Don de soi ou partage de soi? Le drame Lévinas, chez Odile Jacob.