Paru dans Libération


Décence envers les Palestiniens
Israéliens et Palestiniens sont acteurs d'un drame dont l'enjeu symbolique concerne toute l'humanité: la juxtaposition de deux identités condamnées au partage.

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste. Dernier ouvrage paru: «Don de soi ou partage de soi? Le drame Levinas» (Odile Jacob, 2000). Egalement «les Trois Monothéismes» (Seuil, «Points-Essais»).

Le lundi 30 octobre 2000






  Je feuillette un hebdo dont les auteurs, visiblement, sont contents d'eux et j'y vois, images des troubles au Proche-Orient, quelques clichés, dont celui-ci: David et Goliath; Goliath, ce sont les soldats israéliens en ordre, casqués; David, c'est un Palestinien masqué qui jette une pierre avec sa fronde. J'imagine la réaction de juifs traditionnels: «Mais Tsahal, ce n'est pas Goliath! Et les lanceurs de pierres, ce n'est pas David; vous inversez perversement les noms, à quelles fins? etc.» Ma réaction est tout autre. Je me dis que c'est bien joli, quoique peu coûteux, de dire au Palestinien: «Vas-y, David, c'est toi, l'homme inspiré, qui gagne contre la force brute et grasse»; mais dans l'histoire, David, il gagne, et Goliath tombe. Or ici, dans la réalité, les lanceurs de pierres en question, ils ne gagnent pas, leurs attaques sont militairement nulles et n'égratignent pas leur adversaire; il n'est pas près de s'affaisser comme Goliath. Alors quoi? C'est un voeu pieux? - «Dieu fasse que vous soyez aussi victorieux que David?» C'est douteux, pour des laïques, de faire des voeux pieux, sur le dos des autres. Que peuvent donc viser ces lanceurs? Se faire tuer pour pourrir l'image d'Israël?

Justement, l'usage par les médias de la révolte palestinienne (si légitime dans son but: un Etat palestinien aux côtés d'Israël, donc deux Etats souverains côte à côte et non l'un remplaçant l'autre), l'usage donc qui en est fait est clairement martyrophage: consommer du martyr. On a dit que les médias en France étaient partiaux; j'en doute: même s'ils donnent surtout la version palestinienne, ils font leur métier de chercher des victimes, et elles sont trouvables plutôt côté palestinien. Les médias offrent au public une bonne conscience à bon compte: les Palestiniens, stimulés comme des acteurs, appelés à se donner à fond, se donnent à fond, ont des victimes traumatisantes - des enfants, des tout jeunes. Mais alors, les Palestiniens sont-ils condamnés à l'impasse du martyre? On peut le craindre, s'il n'y a pas de leur part un sursaut de vie en vue de vraies négociations. Or ils viennent de recevoir de l'Arabie 1 milliard de dollars qui laisse perplexe: 800 millions pour «l'Intifada de Jérusalem» et 200 millions «pour les familles des martyrs». Cette bourse (qu'on eût préférée d'études) est un peu macabre: elle peut inciter chaque famille à avoir son martyr, dont le portrait veillera sur elle tel un petit patriarche, permettant à sa fratrie de faire de bonnes études. N'y a-t-il pas meilleur usage pour la colère de ce peuple que d'en faire le fer de lance du refus islamique d'Israël, ce qui revient tout simplement à le sacrifier? Si le peuple palestinien sacrifie ses enfants (les convaincant un peu vite qu'ils vont tout droit au paradis), il risque, dans la foulée, de se retrouver lui-même l'Enfant sacrifié de la Ouma (la masse unie des croyants), l'enfant porteur de sa vérité collective absolue et ultime, qui ne s'inscrit que dans le sacrifice réel de soi.

Le reste du milliard doit faire croire à une «marche» victorieuse sur Jérusalem. Déjà, pendant la guerre du Golfe, Arafat avait proclamé qu'il entrerait dans cette ville «grâce aux missiles irakiens» (sic). Le peuple palestinien mérite-t-il qu'on l'abreuve de leurres et qu'on le drogue d'illusions? Il mérite un Etat et une vie digne; cela a failli se jouer, c'était jouable, et au dernier moment l'option «sacrée» fut trop tentante.

En tout cas, ceux d'ici qui échangent les plateaux télé de victimes contre leur belle indignation qu'ont-ils d'autre à donner aux nouveaux David qu'ils exaltent? Un soutien financier? Il n'est pas nécessaire: l'Arabie, l'Iran et d'autres pays pétroliers peuvent donner non pas 1 mais 10 milliards sans se ruiner (pourvu qu'il y ait du martyr). Un soutien militaire? Enverra-t-on des hommes se battre là-bas? L'Europe n'a même pas pu en envoyer à ses portes sans l'appui américain. Un soutien politique alors? Pousser la France à être proarabe? Inutile, c'est déjà fait, et pas grâce à eux: l'Etat français est déjà propalestinien, ce qui d'ailleurs le neutralise dans ce qui peut se jouer là-bas. Et ce choix de sa part est plutôt «raisonnable»: il apaise sa mauvaise conscience coloniale et il dit sa prudence: il y a ici près de 6 millions de musulmans; si un pour mille voulait soutenir par la violence ses «frères» de là-bas, cela ferait un corps d'armée clandestin. Prudence donc, côté Etat. Mais ne faudrait-il pas ajouter: décence, du côté des victimophages qui ne produisent qu'indignation et bonne conscience? Les Palestiniens seraient-ils voués à porter tout le passif des autres? Et si les sentiments de l'Islam envers les juifs sont ambigus (ce qui est humain: aucune cause n'aime que ses sources persistent et vivent en dehors d'elle), pourquoi serait-ce aux Palestiniens de porter seuls ces sentiments sous forme de haine et de sacrifice?

La seule issue - négocier - implique de mieux comprendre l'énorme portée de l'enjeu: radicalement symbolique; il concerne le partage d'identité, la juxtaposition de deux identités qui du fait même d'être côte à côte et toutes deux souveraines seraient partagées, entamées. Cet enjeu symbolique concerne toute l'humanité, car, dans la course d'identités qui par à-coups balaie le monde, la tendance est pour chacune de trouver sa plénitude, son achèvement - qui toujours manque, bien sûr, du fait même qu'elle est vivante. Cet enjeu, ce partage qui là-bas mettra du temps à se jouer, à se «décider», concerne chacun: c'est un partage de soi, épreuve réelle qu'on élude de mille façons - par le retrait narcissique (se remplir au mieux, s'adonner à soi) ou par les apparences d'un don de soi qui se révèle souvent pervers.

En un sens, tout le monde est en dette envers les deux qui se battent là-bas pour créer de l'entre-deux: comme acteurs, Israéliens et Palestiniens, jouent à leur insu un drame qui nous concerne; on devrait de temps à autre leur donner un dollar symbolique; le problème qui les possède, ils en souffrent dans la chair et nous en souffrons en pensée, bien au-delà des sympathies qu'on peut avoir pour tel camp, sympathies de «familles» qui souvent cachent l'enjeu essentiel, le partage d'identité au niveau du fraternel: partage entre deux «frères» (juif et Arabe), où l'aîné réel (arabe: Ismaël) n'est pas l'aîné symbolique (Isaac, Israël), sachant qu'aucun des deux ne détient le symbolique: il se peut que le symbolique consiste dans ce partage.

On peut montrer que cet enjeu ne se confond pas avec la religion; même si beaucoup ne connaissent le symbolique que par elle - ou par le rejet qu'ils en ont. La religion, c'est ce que les humains ont trouvé, un peu partout, pour se fournir en symbolique en attendant de pouvoir, à travers d'autres actes, souvent violents, symboliser le don de vie et son maintien. Si la religion est pour certains le seul moyen d'étaler leur bêtise, son rejet est pour d'autres le terrain le plus commode pour dire la leur. Le fait que les deux entités puissent exister comme souveraines est un enjeu dont la portée est rien de moins que d'arriver un jour à décoller le symbolique du religieux. C'est une gageure, mais l'Histoire semble décidée à jouer ça. Certes, sur le terrain, les deux Etats risquent encore de s'affronter; ils en ont pour un moment, pour apprendre à coexister, ils sont otages du symbole à faire naître, qui est peut-être l'irréductible de tout couple, la différence absolue dans le même: partage de féminité (Sarah, Hagar, deux femmes plus que rivales), partage de fraternité (les fils d'Abraham, puis ceux d'Isaac), de territoires, d'origine; de langue aussi: elles sont très proches; ensemble, elles sont un pur entre-deux-langues, comme un seul poème fissuré.