Article paru dans Libération

En s'en prenant aux juifs, l'Iran réveille la bonne vieille quête d'un bouc émissaire: rien de tel pour ameuter les foules.

De l'usage des juifs en Iran

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste, professeur de mathématiques à l'université
de Paris-VIII. Dernier ouvrage paru: «Violence» (Seuil).

Le lundi 14 juin 1999

 

Que les factions plus ou moins intégristes en Iran règlent leurs comptes, cela fait partie des jeux de pouvoir où chacun, faisant le plein de narcissisme, se permet tous les coups bas, puisqu'il est la vérité et que l'autre est le mensonge. Mais que ce règlement de comptes se fasse sur le dos des juifs (1), qu'il prend en somme pour otages dans cette poignée de cadres d'une petite communauté qui ne demande qu'à vivre en paix, voilà qui rappelle la bonne vieille quête d'un bouc émissaire afin que, à travers sa punition, le collectif puisse s'échauffer.

En tout cas, ceux qui recourent aujourd'hui à ce «truc» savent que c'est rentable, que le peuple compte assez d'acteurs pour jouer ce jeu; que, là-bas, rien de tel que la cible juive pour s'échauffer unitairement. D'ailleurs, des foules, paraît-il, réclament l'exécution des accusés alors que rien n'a transpiré de leur «faute», sinon qu'elle est suprême et mérite la mort... Si c'est «rentable» d'y recourir, c'est que c'est propre à ameuter les foules contre ceux qui gêneraient leur flambée unitaire. Du reste, quand les grands experts en ces méthodes (Hitler, Staline...) y recouraient (incendie du Reichstag, procès des médecins juifs), c'était moins pour stopper un danger en l'imputant aux Juifs - qui vraiment ne pouvaient nuire - que pour exalter une masse enivrée, qui clame alors son soutien à ses guides.

On est donc aux abords du sacré. Car, du côté des faits, si ces gens sont des «espions», pourquoi les couper de leurs familles, de leurs avocats, des organismes humanitaires? Pourquoi les mettre au secret depuis des mois, sinon pour qu'ils soient des symboles? Symbole de quoi? Délicat... Dans ces pays, il est tabou de parler d'«antisémitisme». Les responsables nient d'ailleurs en riant: «Mais on est des sémites, voyons...» Alors on enfonce le clou: judéophobie. Inavouable... Les intellectuels musulmans, souvent, nient que ça existe chez eux: «Et la convivialité, alors? L'Andalousie, l'Age d'or d'Espagne? On est des cousins, des frères...» Déni de la réalité... En attendant, les juifs restent là-bas symboles de l'exaspération identitaire. Quand une identité veut se soûler de sa plénitude et voit qu'elle y échoue, que cette identité soit celle du nazisme, de l'intégrisme, du communisme ou d'autres «ismes» très coriaces, elle s'en prend alors à ces gêneurs d'identité. Ceux-là non seulement ont souvent deux amours (leur lieu de naissance et leur lieu d'appel, Israël) mais ils persistent dans une tradition, une identité fêlée qu'on a largement dépassée: pourquoi s'accrochent-ils à un message précaire que d'autres après eux ont tellement mieux «fondé»? Pour un intégriste islamique, ils sont là comme une trouée dans l'origine: le Dieu du Coran a relu sa Bible juive avant de la dicter en arabe à son Prophète «soumis». De quoi désigner comme suspects ceux qui ne se «soumettent» pas; insoumis suspects d'étrangeté, véritables espions de l'Autre, juges ou voix discrètes de la conscience qu'on a beau étouffer: ça insiste comme une loi insupportable. De fait, ces petits profs de Bible, mis au secret comme des criminels, ne sont-ils pas un peu des «espions»? Ils enseignent la langue d'Israël, le vieux Livre qui précède... Ils sont comme le symbole de ce qui résiste. Dans la Perse d'avant la flambée fanatique, c'était bien toléré, depuis des siècles. Mais aujourd'hui, c'est l'énervement identitaire: l'identité qu'on voulait pure ne l'est finalement pas... En l'occurrence, elle a du «juif» dans l'origine plus qu'elle n'en peut supporter. Or, dans la mouvance intégriste, dans la foule islamique, «juif» est ordinairement une insulte. Il faut déjà le reconnaître pour le combattre. D'autant qu'en outre ce symbole dérangeant, les juifs, a partie liée avec un Etat (Israël) lui-même lié à l'«arrogance mondiale» (traduire: Etats-Unis), pour des raisons que les logiques «anti-impérialistes» n'arrivent plus à saisir. (Les Etats-Unis n'ont pas besoin d'avoir comme base Israël: ils ont des bases en Arabie...) Cela devient très énervant; les chefs peuvent garder la tête froide, mais, s'ils peuvent déchaîner la foule contre le rival, ils y vont.

Voilà l'un des points vifs des pathologies actuelles dont est tramée notre actualité, et qui appellent le même acte de refus: refuser le sacrifice humain qu'on fait aux dieux ou aux idoles les plus variées. Un pays où l'on persécute les juifs comme tels est un pays qui couve la peste. Comment aider un individu, un groupe, un peuple à affronter ses failles sans les imputer à d'autres? Vaste question, que même les religions n'ont pas pu résoudre, vu que leurs tenants rivalisent à mort au lieu de reconnaître et de partager leur déficience commune.

(1) Treize juifs iraniens, exerçant pour la plupart des fonctions religieuses, ont été arrêtés en début d'année et risquent la peine de mort pour «espionnage au profit d'Israël». Cette affaire est souvent interprétée comme une opération des conservateurs religieux iraniens contre les tentatives d'ouverture à l'Occident du président Khatami.

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