Article paru dans Libération

Robert Hue annule les exclusions de camarades. Mais, pour affronter ce passé, il faut plus que des regrets.

Le PCF ou le ravalement des exclus

Par DANIEL SIBONY
Daniel Sibony est psychanalyste, professeur de mathématiques à l'université de Paris-VIII. Dernier livre paru: «Entre-Deux» (Seuil).

Le vendredi 8 janvier 1999

 

Le bon monsieur Hue, chef du PCF, qui s'adresse aux exclus et leur dit, cßur sur la main: entrez, c'est ouvert, ce fut trop bête de vous exclure(1)... Voilà qu'il tombe sur un os: les exclus préfèrent rester dehors; pas envie de rentrer, de s'inclure; ils sont trop bien dehors, ils seraient trop mal dedans, trop vieille histoire, etc.

Mais cet homme est dangereux! Certes, il mène la lutte contre l'exclusion, mais, ce faisant, il dévoile ce pot aux roses: d'exclus nombreux qui assument leur condition et ne veulent surtout pas s'inclure. S'il continue, il va nous couler ce bateau dans lequel on mène du monde, le bateau Lutte contre l'exclusion, il va le couler ou le dérouter, et c'est quand même un des grands croiseurs de la flotte sociale.

Cela dit, la bêtise des inclus, c'est souvent de croire que ceux qu'ils ont exclus ne rêvent que de rentrer, d'être avec eux, ensemble, de leur ressembler. Parfois, ce n'est pas une bêtise mais une ruse calculée: ils feignent de croire que ceux qu'ils ont exclus sont, de ce fait, malheureux; sinon, cela voudrait dire que le lien dont ils les ont privé ne vaut rien. Si d'en être privé ne rend pas malheureux... Donc les inclus qui pleurent sur ceux qu'ils ont exclus (eux ou leurs pairs) ne font que se valoriser.

On connaît beaucoup d'exclus du jeu social qui seraient comblés s'ils avaient l'avantage des inclus tout en restant... exclus.

Mais laissons cela, encore que la dynamique de l'exclusion dont ce mince épisode (les exclus du parti) n'est qu'un symbole parmi d'autres, cette dynamique dont j'ai étudié la violence, a des ressorts qui dépassent de loin la puissance étrangère (l'URSS en l'occurrence) qui intervient pour qu'on écarte les membres non conformes. Il s'agit d'une puissance étrange, et familière, dont la logique totalitaire existe aussi dans les instances du jeu social, les lieux du jeu économique, quand le jeu se bloque. L'impasse a lieu dans ce que j'appelle l'entre-deux-cadres et ça se dit en termes simples: si tu n'entres pas dans mon cadre, je t'exclus; si tu y entres, je t'assimile, ou mieux: je te mange. De fait, dans le cas des partis communistes, cela répétait sur le mode du Guignol un épisode très étrange de la Révolution française - qui a beaucoup servi de modèle à tous ces mouvements d'«avant-garde» -, épisode où quiconque approchait du pouvoir et l'occupait, si peu que ce soit, avait sa tête coupée, par les suivants, qui approchaient du pouvoir et l'occupaient pour un temps, en attendant que... leur tête tombe. Là où les PC avaient le pouvoir, les têtes tombaient réellement, mais ici elles tombaient «symboliquement», sauf quand cette chute avait pour la victime un poids très lourd en raison de son transfert sur le parti.

Et donc, cet épisode de la Terreur - c'est comme ça que ça s'appelle - n'est pas simple à comprendre. Les clichés «meurtre du père» fonctionnent mal, et les schémas des historiens n'expliquent rien. Tout de même, ces libérateurs de la parole, les Robespierre, les Danton et tant d'autres, furent jugés et tués sans même avoir pu s'exprimer. Qu'est-ce qui leur prenait de venir chatouiller le groupe juste en son point de silence, en son point de refoulement maximal? Comme s'ils ignoraient qu'un groupe (collectif ou parti) est d'abord un ensemble de gens décidés à se taire sur la même chose...

Enfin, il y aurait trop à dire sur cet étrange familier qui fait des groupes des familles si étranges. Alors, juste un mot sur ce lavage du passé, ce ravalement des façades auquel on assiste. Même les PC s'y mettent après l'Eglise, la repentance... Alors, est-ce qu'affronter son passé (qui ne passe pas) c'est seulement dire qu'on le regrette? Là-dessus, l'Histoire, décidément cruelle, nous exhibe ces deux guignols cambodgiens qui ont tué pour de vrai des foules entières, des millions, et qui disent placidement: «Je regrette.» Façon qu'a l'Histoire de dire: non, messieurs, élevez le niveau de vos regrets, sinon ce n'est qu'une façon de vous ravaler la façade, de vous gratifier d'un passé propre, puisque l'autre, vous n'en voulez plus, et de vous retrouver finalement... sans passé, donc (et là l'Histoire est juste): sans avenir.

En tout cas, très peu sont dupes, sauf ceux qui ont besoin de se duper.

(1) Le 16 novembre, le PCF adoptait une résolution déclarant «nulles et non advenues toutes les sanctions, exclusions (...) effectuées à partir de conceptions politiques (...) que le PCF, en décidant sa mutation, a décidé de transformer».

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