Parle avec elle

Un film de Almodovar

 

 

 

         Dans un film, en l'occurrence celui d'Almodovar Hable con ella ("Parle avec elle"), il y a des choses que la critique n'effleure pas car elle n'est pas là pour ça, elle est là bien souvent pour nourrir son discours avec les films qu'elle consomme plutôt que pour ouvrir son discours à une meilleure vue pour des films qui, comme celui-ci, lui échappent bien qu'elle les couvre de louanges: "bouleversant, émouvant, généreux, etc." Ces films sont comme des objets d'amour qui vous submergent et vous emportent.

Or ce film parle justement - avec quelle justesse - de l'objet, de l'objet d'amour et de la façon dont le sujet s'y mêle, s'y prend; aimant ou aimé. Aiment surtout: comment le sujet aimant se mêle à l'objet de l'autre, à l'objet de l'être aimé, à l'être aimé comme "objet" d'amour mais entouré d'une constellation d'autres objets, de gestes et de formes. Par exemple, on a ici l'histoire d'un homme amoureux d'une jeune danseuse: son amour est venu de ce qu'il la voyait de sa fenêtre prendre son cours de dans le studio voisin. Il l'a aimée via son objet d'amour à elle, la danse. Et il l'aime au point de se faire passer pour malade et de rendre visite au père psychiatre de la jeune fille rien que pour pouvoir la croiser, pour se donner cette chance. Et voilà qu'il la retrouve peu après, lui infirmier et elle dans le coma suite à un accident. Il se consacre à elle pendant plus de quatre ans, à la maintenir en vie, en forme, resplendissante mais inerte. Elle devient son objet de parole et d'"échange". Puis il se coule dans les choses qu'elle aimait, et là est happé par un film muet (autre objet d'intérêt qu'elle avait: elle adorait les films muets); il le lui raconte: c'est un film où un homme boit par défi le liquide que son amante, chercheuse en nutrition, avait découvert mais non testé. Encore un qui absorbe l'objet de celle qu'il aime. Et cet homme rétrécit au point de devenir un tout petit objet que sa maîtresse finit par arracher à la mère et emmener dans son sac; et cet homme, la nuit, escalade le corps endormi de sa belle et va s'enfoncer tout entier dans sa vulve. Le jeune infirmier, lui, s'identifie à cet homme, il pénètre sa patiente aimée, et l'on verra qu'il s'est identifié au fœtus dont elle tombe enceinte, fœtus mort-né mais dont la présence ébranle assez le corps de la femme pour la ramener à la vie. Entre-temps le jeune homme sanctionné pour viol est en prison et nul ne lui dit, pas même son ami écrivain qui est au courant de tout, que son acte a redonné vie à la fille. Il mourra donc en prison faute d'espoir, il avale des cachets en quantité pour la rejoindre dans le coma. (Là aussi, on peut dire que le coma de sa belle l'a fasciné.) Toute cette intrigue est doublée d'une autre où un jeune écrivain vit l'impasse de son amour avec une femme-torero qui, pour épater son autre amant, lui-même torero, se pose un jour devant le taureau qui l'encorne et la plonge dans un coma dont elle ne sortira, elle, que par la mort. Elle aussi s'est fait piéger par l'objet de l'autre, le taureau, l'objet de l'amant qui l'avait abandonné et qu'elle voulait reconquérir.

Ce qui reste du film et que des critiques se font un devoir d'ignorer, c'est que ce n'est pas tant l'amour qui sauve, que l'acte, fût-il délictueux, qui dans l'amour brise la mort ou les tabous et redonne vie. Même si la loi officielle ne peut que sévir, puisqu'elle est offensée, le jeu reste ouvert et l'acte peut frayer un passage à travers la loi officielle, indispensable quoique hypocrite aux moments critiques. Cette ouverture du possible suppose le jeu de la parole, mais ici l'ami de l'infirmier (l'autre héros du film, l'écrivain) s'aligne sur le silence que lui suggère l'avocat et que la loi, elle, n'impose pas. Voulait-il se garder la fille en réserve? En tout cas, il n'a rien dit à son ami, qu'il a ainsi laissé sombrer.

Cette idée que l'acte transgressif peut relancer la loi de vie rappelle une pensée du Talmud qui énonce: "Parfois l'annulation de la loi c'est sa fondation même." Il s'agit de la loi symbolique, elle doit redonner vie et transmettre l'humain. Si l'on ne fait que se soumettre à la loi, dans la simple conformité avec elle, sans cassure ni transgression, cela peut laisser la mort s'installer. Ce n'est bien sûr pas un mode d'emploi: il ne suffit pas de transgresser la loi pour relancer de la vie. C'est donc en fait un symbole: le film produit ce symbole-d'amour-qui-casse-la-loi-et-redonne-vie; symbole universel et d'un maniement difficile: dès qu'on s'en empare comme d'un objet on risque de le falsifier. C'est le film lui-même, l'œuvre vivante, qui se donne comme trace de cette cassure dans la loi; c'est lui qui se produit comme nouvel objet symbolique, insaisissable, irrépétable; c'est ce qui en fait une grande œuvre.

Au passage, on peut penser plus loin l'enjeu de l'amour comme porteur d'existence: on aime l'autre parce qu'il existe à travers et au-delà des objets qu'il aime, qui le couvrent, qu'il investit; et de l'aimer nous fait exister concrètement. L'amour est une rencontre qui fait surgir de l'existence - comme on dirait: de la lumière - là où elle n'est pas donnée. Et cette existence brute que dégage l'amour semble résonner dans la cassure entre ce qu'on est et ce qu'on peut devenir d'autre. En cela elle résonne avec la faille fondatrice du divin.

Bien sûr, l'amour a tant de formes qu'il permet même à ceux qui, en un sens, n'existent pas de se fixer sur un objet ou un fantasme qu'ils mettent en commun avec l'autre, pour exister à travers lui. Mais en principe, pour aimer il faut exister assez pour permettre le tissage de deux modes d'existence, tissage où le travail du sexe et du désir s'enrichit d'appels qui semblent plus lointains que ceux de la pulsion et de sa mécanique. Pourtant l'amour doit en passer par les appels de la pulsion pour déclencher d'autres rappels, qui sont des rappels d'être, d'existence, des appels d'être.

A ce niveau on trouve une résonance entre l'objet de l'art et l'objet de l'amour - précaire, fragmenté, multiplement existant, surgit entre son noyau et les écorces qui le recouvrent et qui portent le regard des autres; et l'objet d'amour, lui aussi multiplement existant, surgit entre son noyau (le corps parlant ou désirant) et les "objets" ou fantasmes qui le recouvrent et l'enrichissent, le protègent ou le dérobent.

D'où l'alternance, dans l'amour, entre mises à nu et parades, dans un mouvement pulsatile où l'objet devient sujet par le coup de force du désir, pour retomber objet et se ressaisir à nouveau à travers l'appel de l'autre ou son étreinte.

 

Daniel Sibony*

 



* Psychanalyste. Dernier ouvrage: NOM DE DIEU-Par-delà les trois monothéismes, vient de paraître au Seuil.