12 Novembre 1999 - TRIBUNE LIBRE édité dans l'Huma

L'entrechoc de la violence

par Daniel Sibony (*)

Violence : " nature " ou " culture " ? Drôle de question, elle laisse entendre que, si ça relève de la culture, comme on a celle-ci bien en mains on pourra la transformer pour supprimer la violence ; et si ça relève de la nature, eh bien on la maîtrisera un peu mieux, avec... un supplément de culture. Cet espoir est sans doute vain, car l'idée dont il procède, vieille comme le monde, beaucoup ont tenté de la mettre en ouvre, sans que les sociétés ou les individus s'en portent mieux ; ni plus mal d'ailleurs. La violence au milieu " culture " est plus rentrée, mais très féroce, et ça rend malade.

Alors, questions : la violence que l'on se fait pour ne pas peiner les siens, c'est " nature " ou " culture " ? Et la violence de la jalousie, envers l'étranger ou le proche, " nature " ou " culture " ? Et la violence dite " des jeunes ", leurs efforts pour se trouver ou se démarquer des adultes, avant de leur ressembler ? Et la violence d'une scène de couple, et celle d'une scène de guerre entre deux ethnies ? Et la violence entre collègues, ou entre chefs et subalternes ? Et la violence silencieuse et absolue qui baigne chaque lieu dans un système totalitaire ? Et celle qui éclate dans chaque lieu de ce même système une fois qu'il s'est décongelé ? Quand les murs et rideaux de fer sont tombés...

Et la violence de tout ce qu'on veut sortir de soi et qu'on ne peut pas, de sorte qu'on la retourne sur soi et que ça donne ce symptôme national qui s'appelle la déprime, traité à coup de calmants et d'antidépresseurs ? Nature ou culture ? On devine que c'est intriqué : c'est dans le cadre culturel (où s'exprime la nature) et dans le texte naturel (où intervient la culture) que la violence éclate, bat son plein, se retire, s'endort et revient de plus belle, en vastes cycles marqués de nature ET de culture. Mais ce qui m'a le plus surpris dans cette recherche (cf. Violence, Le Seuil, 1998), c'est de constater que la violence se révèle n'être pas une " substance " mauvaise qu'il faut éliminer (certains " neuro-physios " rêvent de couper les circuits de l'angoisse : le jour où ils y arriveront ce sera... très angoissant) ; elle est plus " vivante " que ça.

La violence est " l'effet " d'une rencontre qui n'a pas lieu : quand deux individus (ou collectifs) sont appelés à se rencontrer, à se parler, à " jouer " ensemble le jeu et la vie, si la rencontre n'a pas lieu parce que l'un des deux a peur, ou pour ne pas affronter l'autre et s'affronter à travers l'autre, alors toute l'énergie qui devait s'investir dans ce jeu de vie et de partage éclate sous forme violente, souvent destructrice. Et de même que ce jeu et cette rencontre se situent dans l'entre-deux " nature/culture ", de même la violence qui éclate dans le hors-jeu, dans la non-rencontre, se situe dans cet entre-deux. (Ce qui récuse, en passant, ce distinguo un peu ringard, " nature-culture ", comme si la culture quelle qu'elle soit ne cherchait pas toutes ses forces à s'ancrer dans la nature au point d'en prendre le relais ; et comme si la nature pouvait se manifester en d'autres termes que " culturels ". Mais passons.)

Bien sûr, il faut entrer dans le détail, et voir comment concrètement s'opère l'entrechoc des corps et des esprits, quand la rencontre a foiré ; comment s'opère le choc entre deux symptômes, lorsque chacun se promène avec ses symptômes comme avec une quincaillerie et accroche " par hasard " celui de l'autre : s'ils ne sont pas en mesure de penser ça, d'interpréter, ça accroche de plus belle à mesure qu'ils s'efforcent de " calmer les choses ", c'est-à-dire de nier la violence. Ou encore l'accrochage " entre deux narcisses " : quand deux entités, en forme de cadrages narcissiques, s'accrochent, l'une cherchant à inclure l'autre, à l'absorber, ou à l'exclure si elle échoue à la supprimer. Et d'autres formes que j'analyse. Mais, direz-vous, il y a quand même des gens violents, qui naissent violents, ou qui le sont intrinsèquement. Il y aurait donc une violence naturelle, fondamentale, présente dans chacun, mais plus ou moins atténuée selon le degré de culture. Cela semble être ainsi. Pourtant, je pense qu'il n'en est rien, et que presque toutes les violences sont " de situation ", c'est-à-dire expriment l'énergie d'une rencontre impossible dont l'énergie se transfère en violence.

Quand certains êtres sont violents et paraissent nés ainsi, c'est que la violence de situation où leurs parents ont vécu s'est transmise à eux. (La transmission, même inconsciente, existe, elle structure une bonne partie de nos vies.) On voit parfois des nourrissons qui tremblent à leur naissance parce qu'ils sont en état de manque : leur mère droguée n'a pas pu traverser la violence du lien toxico qui faisait le nerf de sa vie, et cette impasse s'est transmise à ce petit corps, qui se retrouve en état d'extrême violence. D'autres la manifestent autrement. J'essaie donc de montrer pourquoi l'hypothèse d'une violence originaire, archaïque et un peu animale est fausse bien qu'elle semble vraie. Par exemple, direz-vous qu'une horde de chacals qui se jette sur un zèbre dans la savane fait preuve de violence ? · ce compte-là, quand vous découpez votre bifteck, vous êtes aussi très violent. Cela peut d'ailleurs être le cas, mais est-ce parce que vous le découpez - une vraie... boucherie -, ou pour la manière assez énervée dont vous le faites ce jour-là, et dont la violence vous faisait déjà grincer des dents, parce que votre supérieur a jeté sur vous toute sa violence au lieu de prendre le risque de vous rencontrer, de parler avec vous, mais ça lui aurait fait perdre la face, de reconnaître par exemple qu'il avait tort...

Quant à ceux qui arrivent à refouler leur violence, à la couvrir d'une poudre rose, et qui jouent les " sages " devant ces jeunes " irresponsables ", ils savent bien qu'au moindre coup de vent la poudre s'envole et découvre une énergie, une violence granitique, du même ordre, de la même " nature " que celle d'en face, et c'est là que s'impose une sorte d'épreuve de vérité : la violence est un stock, une mémoire de rencontres éludées, refusées, mais qui insistent jusqu'à ce qu'elles aient lieu, elles ou leur équivalent. Mais voilà : comment transformer l'explosion ou la peur qu'elle inspire en " rencontre ", dure mais féconde ? C'est cela même qu'il s'agit d'explorer...

(*) Psychanalyste, professeur de mathématiques à l'Université de Paris-VIII. Dernier ouvrage paru : Psychopathologie de l'actuel. Evénements III, éditions du Seuil, 1999.


Vendredi 12 Novembre 1999