26/7/00

D'une nature à l'autre...

         Retour d'une virée aux Etats-Unis, mille impressions que j'aimerais transmettre, toutes simples, comme ce sentiment de grande quiétude - sérénité, sécurité - que je ressens là-bas, surtout dans les grandes villes, sentiment très subjectif bien sûr dû au fait qu'enfant de la guerre, je revis forcément le temps où l'Europe traquait des gens pour remplir ses fours crématoires pendant qu'ici on vivait cool, sans menace ni danger. Ça marque un espace, très fort, il se le rappelle et vous transmet ce rayonnement dès que la mémoire est aux aguets. Mais même en s'en tenant aux faits et gestes quotidiens, les clichés tombent: Chicago, ville sereine au bord de son grand lac, forêt de gratte-ciels chacun portant le style de son époque, foule vivace et variée, on se parle facilement, les "redoutables" coins maffieux se visitent; sensation ténue de fraternité qui tient à rien, au fait qu'on est des êtres humains?... Dans d'autres pays il y a bien cette communauté mais sous le signe de: "chacun ses problèmes", ce qui rend "chacun" un peu crispé ou agressif.

 

         Mais ce dont je veux parler, c'est de la nature, sans doute parce qu'en été on se cramponne à son bout de ciel, de plage, de côte, de crique, de cime, de lac, d'air pur, de mer et de temps, on cherche le "il" trouble du "il fait beau"... - tout ça pour se faire donner par la nature, cette mère élémentaire, un peu de "quelque chose" qui fasse dire à nos sens avivés que "c'est bon...", un peu de bonté peut-être...

 

         Dans ce rapport aux éléments, qu'on croit élémentaire et qui est si complexe, on cherche sans doute une présence du Corps de l'Autre, avec de bons replis où se lover, dans ce corps immense et accueillant qui "fait sa vie" mais qui vous porte et vous donne à chaque instant des signes de sa vivacité, notamment ce don des contrastes: de l'ombre et du soleil, des nuances et de l'éclat, du chaud et de la fraîcheur, des points intimes mais dans l'espace brut; une recharge de différences, somptueuse, avec toujours le trait qu'il faut pour apprécier son contraire; cette recharge est chaque fois comme un germe de mots, un bruissement balbutiant où ça ne dit rien sinon que c'est là, qu'on est dedans et que c'est bon, cette musique d'être. Mais voilà que là-bas, aux States, la nature fait quelque chose d'autre, d'étonnant: elle prend ces coins que nous aimons - ces rocs, ces couleurs, ces eaux, ces ciels, ces parfums, ces lumières, ces petits havres de beauté (que vient faire là la beauté, on verra, c'est crucial) - et elle les multiplie par cent, elle leur donne une démesure, une immensité... -Mais alors, l'intimité? le côté nature sauvage, c'est perdu?... -Pas du tout, ça reste la nature, pleine à craquer, à l'état brut par la volonté des hommes: dans un Parc comme Yellowstone, grand comme la Corse, elle explose en effets subtils et stupéfiants, elle en rajoute de lacs émeraudes bouillonnants ou glacés, de rocs modelés par toutes sortes d'effets volcaniques, qui prennent des couleurs de toiles abstraites, de jaillissements chthoniens branchés sur le magma, de cascades géantes qu'on approche et d'en haut, juste là où l'eau verte esquisse l'abîme où elle écume, et d'en bas, là où la chute remplit de mousse et de buée les parois d'un grand Canyon, aux mille nuances... D'un Park à l'autre, la nature en rajoute comme une danseuse planétaire qui trouve les figures les plus rares, les plus dures, les plus tendres et complexes, à couper le souffle de surprise. Des personnes qui m'accompagnent, émues aux larmes, n'imaginaient pas ça, n'aimant "pas vraiment" la nature; en fait: n'aimant pas grimper des heures à s'essouffler pour trouver un joli lac ou une cascade dans les Alpes ou ailleurs... Et voilà qu'ici c'est donné, offert: on s'y promène en voiture des jours entiers, bravant le cliché que la beauté "ça se mérite", "ça se gagne" - idéologie de la dette pas toujours bien placée. Pour moi qui connais ailleurs ces vues sublimes... à petite échelle, j'aime qu'ici la générosité de la nature soit relayée par celle des hommes qui vous fabriquent un bon chemin - pour qui veut - jusqu'au bord de l'abîme où la vue est parfaite. "Mais alors, c'est un Parc d'attractions!" -Pas du tout, c'est vrai qu'il y a du monde, ça circule (la route est la seule trace "civilisée" dans ces espaces, outre les haltes nocturnes); il y a du monde, pourquoi pas? la foule ne gêne que lorsque ceux qui l'exploitent trouvent plus rentable de la "concentrer" - un seul guichet ou point de passage; mais ici c'est gratuit, on passe, on s'arrête, on se parle, chacun peut être seul avec cette beauté inouïe; et même se demander pourquoi c'est beau. Est-ce pour ce don gratuit des éléments mêmes de la vie? est-ce à cause de l'amour que ça suppose, vu que la beauté c'est ce par quoi l'amour prend corps? Est-ce parce que ces lieux vibrent depuis la nuit des temps de tous les "que c'est beau!" lancés par tous ces corps, fatigués d'eux-mêmes et arrachés à eux-mêmes par l'énormité de ce don? Curieusement, cette façon qu'a la nature de chercher des gestes rares et surprenants rappelle ce que l'art contemporain, la peinture surtout, si snobée par nos "experts", produit de plus vrai: des gestes, des formes, des couleurs, des mouvements aux entournures mêmes de la vie, aux interstices, là où ça se donne, où ça s'articule. Et c'est peut-être ce don précaire, fragmenté, fugace, contradictoire, qui aide à ne pas fusionner avec, à ne pas sombrer dans une fusion avec elle, la nature, hormis dans l'instant du contact physique où l'on sent que tout est possible et qu'en même temps il n'y a pas un geste à faire, que tout est donné... pour faire autre chose; pour vivre autrement.

         Comme on comprend que cette bonne drogue - qu'est la nature éblouissante - ait fait l'objet, autrefois, d'adoration. (Voyez ces arbres de trois mille ans, des séquoias; imaginez le vertige du temps quand l'un d'eux tombe ou brûle...) Et comme on comprend que les premiers appels symboliques, ne divinisant que l'être, y aient mis le holà: vous vous shootez à la nature, mais c'est de vous-mêmes, en fait, que vous vous enivrez, avec de l'herbe ou des arbres, alors arrêtez cette idolâtrie... Elle peut ne durer qu'un instant, celui d'un contact où la beauté - le sublime - ne dit rien d'autre que le possible de l'amour débordant: car on est débordé, on ne peut pas saisir tout ça, toutes ces sensations, ça part dans tous les sens, on est porté, mais nos limites, notre impuissance, cessent de n'être qu'un signe abstrait de notre finitude pour devenir des points vifs, jouissants et avertis, enivrants et lucides, qui nous accrochent à l'Autre corps, au corps de l'Autre, pour la vie.

         Bon, arrêtons-nous. D'autant qu'il y a la réalité qui vous rappelle à l'ordre humain, pas naturel du tout (puisque l'humain n'a pas de "nature"), et vous rappelle par coups de griffes dérisoires ou sanglants. Dérisoires? Petit exemple, vous vous apercevez en quittant chaque matin le Lodge du Parc que votre agence toute parisienne, vous a fait payer le double du prix: allez, c'est quand même plus "classe" de payer deux cents dollars quand la chambre en vaut cent. Et entre nous, s'il n'y a plus de voleurs, où irait l'increvable huitième Commandement: "Tu ne voleras point"?

         Mais le sanglant est très dur: vous débarquez à Roissy juste pour voir le Concorde en partance pour New-York exploser. C'est trop dur, cette réalité humaine. Il venait d'être revu, révisé; alors quoi? pur hasard? Or souvent le hasard exprime de sourdes nécessités. Cet avion, on a cessé de le fabriquer, donc chaque Concorde qui vole s'entretient du cadavre des précédents, et des pièces qu'on lui remplace. C'est étrange une grosse machine sophistiquée dont on attend la fin... (Pas facile de se retirer, pour une Centrale ou un bonhomme - la retraite, le retraitement...) Un jour ou l'autre on risque d'entrer dans une zone frontière, instable et turbulente, où le destin se joue entre l'usure du matériel et le poids de la vie humaine; sous le signe de cette curieuse évidence: tant que ce n'est pas la catastrophe, on peut encore faire un tour.

 

                                                        Daniel Sibony*

 

* Psychanalyste. Dernier ouvrage paru en juin: PERVERSIONS, (Seuil, Points-Essais). Publie en septembre: DON DE SOI OU PARTAGE DE SOI? chez Odile Jacob.