Pour certains, le chaos est
dû aux intégristes. Pour d'autres, l'Etat
algérien est tout aussi fanatique. Ces deux analyses sont
fausses parce que «rationnelles».
Algérie: une étrange violence
article paru dans
Libération
Par Daniel
Sibony
(l'auteur est psychanalyste.
Vient de publier «Violence», Ed. du Seuil
)
le 06/04/98
Il se peut que l'Algérie, avec ses
massacres, nous donne autre chose que l'occasion de simplement
s'indigner et de se refaire une belle image en
dénonçant plus fort que les autresÖ la violence;
laquelle ne diminue pas.
Les récits des massacres, où que ce soit,
dégagent toutes sortes d'horreurs, mais il y en a une
très singulière, liée à l'effet de
sacrifice humain _ partiellement consenti par la victime, comme si
à l'approche de ce meurtre, elle se découvrait soumise
à un ordre qui la dépasse, un ordre qu'elle
récuserait volontiers dans un sursaut de vie, mais justement,
elle s'en abstient. Et c'est ainsi que l'on voit la famille
algérienne se retirant vers la terrasse pour y être
immolée, le groupe de Tutsis marchant doucement vers le
terrain où ils seront abattus _ sachant depuis longtemps
qu'ils le seraient; et pourquoi pas, à l'horizon de la
mémoire, le groupe de juifs se dirigeant vers la douche de la
chambre à gaz. Pas consentants bien sûr, mais exprimant,
à partir d'un certain point, une sorte de résignation
à ce que la scène, celle du sacrifice humain, enfouie
dans l'archaïque, soit ainsi représentée,
passée à l'acte.
A partir d'un certain pointÖ On dirait qu'en Algérie ce
point d'étrange résignation est toujours
déjà atteint. Non que les Algériens soient
résignés, ils seraient plutôt vifs et toniques;
mais cet événement singulier, ce meurtre collectif les
convoque à un point de résignation que chaque humain
connaît dans certains replis de son être. Détail
éloquent: un villageois montre le lieu du massacre à la
télé, et dit en passant: «Oui, nos vies sont aux
mains de Dieu.» Est-ce à dire que les tueurs soient des
agents divins? Qui sait? L'idée flotte dans l'air, personne ne
dément. Du reste, on n'entend pas de vraie haine contre les
tueurs; le refrain c'est plutôt: «On les
connaît», ils étaient là «parmi
nous», juste la veilleÖ Tueurs et victimes ont mangé
ensemble puis se sont séparés pour la nuit, pour que la
scène du sacrifice ait lieu, chacun jouant son rôle. Par
contre la rage contre le pouvoir s'exprime, et pour cause: si ses
agents font des massacres qu'ils attribuent aux terroristes, le
calcul que cela suppose est révoltant. Cela explique en
passant pourquoi le pouvoir ne protège pas la population: s'il
la protégeait tout massacre que feraient les terroristes
serait pour lui une défaite; alors qu'en laissant aller, il
pointe les tueurs comme des fous furieux, et il s'offre le
«luxe» risqué d'aggraver leurs méfaits, en
tuant pour leur compte.
Mais revenons à la «scène» du sacrifice.
Qu'est-ce qui pousse à l'agir? D'où vient cette
mortification massive qui, par spasmes aigus, rejoue la scène,
dégage sa dose d'horreur, puis se replie dans le banal et le
quotidien? Ici, ce ne sont pas des Hutus contre Tutsis, ou des nazis
contre des juifs, mais des musulmans contre des musulmans; car tous
le sont, fondamentalement. Avant d'être habillés en
militaires, en paysans, commerçants, hommes de tradition,
étudiants, experts, intellectuelsÖ, avant tout ils sont
musulmans, et l'unité que cela impose est si forte, le cadrage
si intense,que même s'il semble parfois remis en cause, c'est
de façon plutôt aveugle: qui oserait demander à
s'en libérer? Bref, qu'ils soient laïques,
intégristes, modernes ou tenants de la tradition, cette
unité primordiale fait que c'est le même contre le
même; et c'est violent, comme si une masse homogène
s'agitait, se secouait pour que s'inscrive en elle, au-delà de
tout projet, une différence qui jusqu'ici ne prend pas: la
différence qui instituerait chacun _ individu ou groupe _
comme singulier voire «autonome».
Or la violence que rayonne une entité narcissique _
individuelle ou collective _ c'est son effort à la fois pour
maintenir son unité et pour l'ouvrir, pour la
«casser» car on y étouffe. Elan de vie et de mort y
sont donc mêlés. Quand un corps, même collectif,
est mortifié _ et il peut l'être par l'effet d'une
unité primordiale _, alors une partie de lui veut frapper
l'autre, aveuglément, comme pour chercher une
différence qui soit vivante et marquante. Un corps
endeuillé ou dans l'impasse se frappe pour sortir de son
deuil; si c'est un corps collectif, certains membres en frappent
d'autres, presque au hasard. Car il s'agit pour ce corps de se
pluraliser, pour que s'ouvre un jeu de la vie où la rencontre
et le conflit soient possibles sans qu'on en meurt. Quand la
rencontre est impossible, c'est la violence; en même temps,
celle-ci peut être un rappel à la rencontre. Pour se
rencontrer il faut être «contre», différent,
mais assez serein dans cette différence pour ne pas croire que
l'enjeu de la rencontre c'est que l'un ou l'autre doit rester sur le
carreau. La grande idée du jeu démocratique (qui a
aussi ses tares), c'est que l'on doit pouvoir se battre et se
combattre mais que le jeu continue, et que si l'un est
écrasé, il faudra le renflouer, lui donner des billes
pour qu'il joue, des subventions pour qu'il reprenne la partie et que
le jeu de vivre ne s'arrête pas. Mais qui dit «partie
à jouer» dit partenaire, adversaire, violence de vie,
affrontement non fatal. Si le corps social se mortifie, c'est sous le
coup d'une violence narcissique où à la fois il
célèbre sa plénitude et tente de la conjurer,
d'en émerger, en se donnant des coups sur telle ou telle
partie pour justement faire exister un corps multiple et vivant,
dégagé de l'unité primordiale.
Mon hypothèse est que l'Algérie se meurtrit pour
changer de peau et se dégager de sa plénitude; pour
rendre enfin possible des luttes qui ne soient pas des meurtres; pour
permettre d'autres violences que narcissiques. En cela, par rapport
à la file des autres pays musulmans, elle serait comme en
avance d'un accouchement.
Il est clair que l'analyse de certains auteurs est fausse quand elle
proclame que ce chaos est dû aux intégristes _ qu'elle
traite de fous, de fanatiquesÖ (dans la chaleur de
l'indignation, on y va); mais que l'autre analyse est aussi fausse,
qui prétend: il n'y a pas que les intégristes, il y a
l'Etat algérien tenu par des intégristes laïques
tout aussi fanatiques. Les deux analyses sont fausses parce queÖ
«rationnelles»; et s'il y a une situation qui réfute
l'approche rationnelle, c'est bien celle d'une masse
mortifiée, comme en Algérie, où ceux qu'on tue
ne sont en rien hostiles aux intérêts des tueurs; et le
fait de les tuer ne nuit pas au pouvoir, qui semble plutôt bien
se porter. Certes, il est probable que la cause directe soit ce
pouvoir qui désespère sa société et
l'oblige à se mortifier. Encore faut-il des conditions pour
que cette mortification s'étale; cette condition, c'est
l'unité première, l'identité fondamentale. Il
faut donc descendre dans la texture même du pays, aux prises
avec cette unité, pour se rendre compte que si tous ses
membres sont avant tout musulmans, ce n'est comparable à nul
pays «occidental». Les habitants de la France ou de
l'Italie sont avant tout quoi? Et ceux de l'ex-URSS, qui affichait
une unité totalitaire, peut-on dire qu'ils étaient
avant tout communistes?
L'unité forte du corps social, quand elle est
inconditionnelle, peut induire un vrai désespoir, avec des
gestes suicidaires: l'impasse est telle qu'on a envie de se tuer, et
au dernier moment, petite ruse narcissique, c'est le voisin qu'on
tue. Et ceux qui parlent d'«apparition» d'un
«péril vert» disent seulement que leurs yeux
s'ouvrent; car l'Islam, lui, a toujours été là,
et si ces peuples veulent aligner sur lui leur politique, qui peut
les en empêcher? Le fait est qu'ils y ont du mal, et que
l'unité primordiale a du mal à éclater.
Certains traits, devenus symptômes, sont propres à
l'espace algérien et à son impasse actuelle. Ce sont
peut-être des détails mais éloquents: de nombreux
pieds noirs, qui n'étaient pas tous des colons, ne peuvent pas
retourner à leurs origines, même pour voir: des enfants
d'immigrés ici, de la deuxième
génération, seraient de parfaits étrangers
là-bas, s'ils y retournent _ et on sait que l'unité
primordiale, là-bas, n'aime pas trop cette bestiole:
l'étranger; des enfants
d'Algériens-ayant-choisi-la-France (les harkis) sont ici des
étrangers, et là-bas des traîtresÖ Si la
génération, le renouvellement de la vie, produit de
tels mélanges explosifs, c'est qu'il y a une impasse dans la
transmission symbolique; une sorte de panique identitaire qui
s'exprime dans cette violence «élémentaire» _
qui questionne les éléments constituants d'un
collectif, et le ramène à cette scène
«primitive»: où l'on sacrifie de l'humain à
la déesse primordiale. Et la réserve est vaste.
Il est donc curieux d'incriminer les islamistes dans une
société où tous sont islamiques. Bien des
intellectuels, méconnaissant cet aspect (ce qui leur fit
parler le jargon de la Révolution à propos de
l'Algérie), veulent projeter à tort leurs idéaux
sur un réel qui les ignore. Des Algériens
eux-mêmes sont parfois surpris de l'emprise sur eux de
l'unité première: ils tiennent un discours moderne,
occidental, et lorsqu'éclate un événement (genre
guerre d'Irak, affaire RushdieÖ) ils se retrouvent repris dans
l'oeuf primordial.
L'idée de «délégitimer le terrorisme»
est bien tentante mais ce n'est qu'un voeu: quand un peuple est pris
dans une telle unité de fond, celle-ci lui sert de loi
narcissique, il n'en a pas d'autre à invoquer pour
délégitimer tels actes, notamment ceux de la
mortification massive.
Si j'ai fait ces remarques, c'est que ladite mortification, que j'ai
étudiée dans une recherche récente, m'a
semblé n'être pas loin de ce qu'on connaît ici,
dans certains blocages narcissiques d'individus ou de collectifs _
mais ici, on ne tue pas les gens physiquement, on les tue
socialement. Et le spectacle est plus fréquent qu'on ne pense:
des corps individuels ou collectifs qui se cognent eux-mêmes ou
qui cherchent sur qui frapper pour qu'apparaisse une
différence qui soit signe de vie, même sous forme de
blessure. Sommaire