Libération le 6 décembre 2001

Titré: "L'intégrisme, soupape du monde mususlman

 

 

 

 

 

Méfaits et "justiciers"

 

 

 

La défaite probable de Ben Laden donne raison à ceux qui ne l'ont pas suivi. Ceux qui en ont fait un héros attendaient qu'il gagne pour vraiment le suivre. Elle justifie aussi la réaction américaine, laquelle n'est pourtant pas sans injustice. On est loin de l'exigence des oulémas afghans après l'Attentat : "Il faut que la réaction des Etats-Unis soit juste !". Phrase anodine mais abyssale: car la réaction à un attentat-suicide ne peut pas être juste quand ses auteurs (les vrais coupables, sauf à les prendre pour des robots) se tuent eux-mêmes dans leur acte, que leurs chefs se cachent dans des villes ou des cavernes d'un pays lointain. Les tueurs-kamikazes qui ont une logique de suicide et de prise d'otages, arrachent à l'autre tout pouvoir de les juger : en disparaissant, ils rendent leur victime, si elle réagit, aussi "injuste" qu'ils disent qu'elle l'est; ce qui après-coup "justifie" leur acte, et en fait même un acte de "justice divine": il leur échappe autant qu'il échappe aux victimes. De sorte que les chefs religieux qui demandent "que la riposte soit juste" signifiaient aux américains qu'ils ne doivent pas riposter, sauf à être injustes. Or ils ont riposté. Ils ont même, autre injustice, arrêté au mépris de leurs propres lois plus d'un millier de suspects; ce qui a peut-être fait cesser les attaques sur leur pays; car les terroristes ont besoin de ces lois, de la liberté qu'elles donnent, pour préparer leurs attaques.

D'ordinaire, quand on est devant cette exigence où la justice doit être sans faille ou n'être rien, la scène devient perverse et on tente de la déjouer en relançant le conflit jusqu'à ce que, du processus d'ensemble, émerge une autre issue, peut-être un autre effet de justice. Mais alors, dans le conflit, on ne peut pas gagner sur les deux tableaux : on ne peut pas gagner comme victime qui se fait plaindre et comme soldat qui frappe - au nom de Dieu ou du peuple. Du reste, jusqu'où la victime peut-elle frapper tout en restant une victime?

 

Autre fait curieux: à un moment précis on a pu entendre que Ben Laden fut le héros de la "rue musulmane" dans de nombreux pays. Avant, c'était trop tôt, après c'est trop tard. La petite fenêtre sur le non-dit s'ouvre et se ferme très vite. Des naïfs qui ont applaudi à l'attentat de New-York s'étonnaient qu'on les fît taire. Ailleurs, le double discours qui s'ensuit chez certains peuples de la Oumma, notamment du Maghreb, a eu un effet dépressif: entre l'aspect nationaliste et l'aspect intégriste, entre ceux qui se veulent partenaires de l'Occident et ceux qui veulent le frapper, le tiraillement est peu propice aux grands élans.

Du coup, on peut deviner la suite: là où certains voyaient une guerre entre deux cultures, il y aura non pas une guerre mais une série de crises qui chaque fois, dans les peuples islamiques, creuseront la faille entre la masse qui veut vivre avec l'Occident et la frange qui ne veut que lui nuire. Et dans la masse qui veut vivre, il y aura de "l'entre-deux-cultures", de l'entre-deux vivant qui fait que le peuple ne suivra pas ses "héros" intégristes, même s'il les aime un temps. Mais eux - les pauvres - crieront encore des choses fondamentales - celles qu'on laisse aux fondamentalistes pour pouvoir vivre tranquille. Eux continueront à célébrer leur credo qui, au fond, est une touchante confiscation d'un ou deux mots du langage. Celle du mot "soumis", d'abord : puisqu'en arabe, dire qu'on est "soumis" à Dieu c'est dire de ce fait même qu'on est musulman; ce qui est gênant. L'autre confiscation concerne le mot Allah: qui nomme le Dieu biblique (celui de Jésus et de l'Occident) à ceci près qu'il décida, au milieu de VIIè siècle, de rejeter Juifs et Chrétiens parce qu'ils sont non-soumis, c'est-à-dire non-musulmans. Bien sûr, même si ces choses sont dans le Coran, les masses musulmanes ne passent pas leur temps à les remuer; cela va au second plan derrière l'envie de vivre. Mais, les intégristes, eux, les font remonter par à-coups à la surface comme on fait remonter la vase quand ça touche trop le fond. En ce sens les intégristes seraient les victimes de la Oumma: elle les charge d'exprimer de temps à autre la violence fondamentale ou fondatrice, et ils s'y brûlent, ils se retrouvent sacrifiés, pour qu'elle puisse elle, vaquer à ses occupations. Elle, comme d'autres, se doute bien qu'on ne peut pas confisquer des mots de la langue, que même le mot "Dieu", on ne peut pas se l'approprier.

Et pourtant, voici qu'un autre mot, synonyme du mot Diable, a été confisqué: à Durban, la mouvance intégriste s'est emparé du mot "raciste" pour l'assener sur la tête de ceux qu'elle hait; elle a même proclamé : "sioniste = raciste" et "un Juif, une balle". C'est de mauvais augure; encore de quoi avoir peur. Mais faut-il vraiment?

D'abord, Israël peut se défendre et les Etats-Unis ne les lâcheront pas - non parce que c'est la base de leurs intérêts pétroliers, là ce serait plutôt l'Arabie, et sous peu... l'Afghanistan -, mais parce qu'ils partagent un Dieu, qui se laisse donc partager; ou plutôt parce qu'ils partagent un Livre. (L'Ancien Testament compte plus dans ce grand pays protestant et libéral que dans la France catholique ou jacobine.) La Bible donc, qui est d'ailleurs le premier grand manuel "sioniste": le retour à Sion y est clamé une page sur deux. Remarquons que les pointages "religieux" reviennent souvent dans cette affaire, pour leur portée symbolique plutôt que dévote.

Ensuite, si le mot "raciste" est confisqué, ce n'est pas plus mal, il avancera plus vite vers son pourrissement naturel. J'en ai fait ailleurs la critique en montrant que le vrai concept sous-jacent est bien la "haine identitaire". Quand des gens haineux vous accusent d'être "raciste", on voit clairement qu'ils parlent à leur miroir, qu'ils "projettent" comme on dit. Il n'y a peut-être pas de "racistes", il n'y a que des haineux identitaires qui cherchent à faire l'appoint de leur faille ou de leur faillite en la comblant de leur haine, en faisant payer leur déficit à cet autre qu'ils dénoncent, qu'ils totalisent, qu'ils ligotent pour le sacrifier. Mais il est peu probable qu'Israël soit sacrifié. Son opinion publique, du reste, tout en soutenant Sharon, veut un Etat palestinien. Et cet Etat lui sera "imposé" pour que soient sauvées les apparences de la "justice". Mais justement, à trop vouloir gagner côté image et apparences, on perd. Les Palestiniens pensent gagner à la fois comme soldats de la Libération, et comme victimes qu'ils deviennent lorsqu'on les poursuit et qu'ils sont de simples civils. Et ils gagnent en apparence mais ça ne leur rapporte rien. C'est qu'en outre, ce qui dans le monde islamique oppose intégristes et modernistes en fait plutôt des alliés, au Proche-Orient: contre Israël. C'est pourquoi Israël doit se coltiner les islamistes sous l'oeil vigilant de ceux qui ailleurs les combattent.

Car pour corser les choses, deux complexes identitaires se détachent dans le paysage, et tentent d'imposer leurs "lectures" de l'histoire. Le complexe de la Oumma qui, en cas de crise, ameute contre les coupables: l'Amérique et Israël. Réflexe communautaire qui a son analogue du côté juif, mais marqué de peur pour la survie. (la survie, problème que n'a pas la Oumma.) Or un autre "complexe" existe aussi contre Israël et l'Amérique, chez certains intellectuels, surtout de filiation juive: c'est de médire de ses origines pour prouver qu'on est libre vis-à-vis d'elles. Bien sûr la preuve n'est pas probante puisqu'on doit compulsivement, quoiqu'il arrive, taper sur son origine (juive ou occidentale) pour donner aux autres des gages d'authenticité. Le plus curieux est que souvent, cela leur fait retrouver les mêmes accents "justiciers" que les porte-paroles orthodoxes de leur origine: ainsi leurs diatribes contre "les crimes d'Israël" rappellent étonnamment celles des prophètes hébreux. C'est que l'identité juive est faite pour se combattre elle-même, dans l'espoir de s'améliorer; en principe. Et plus certains de ses membres la rejettent, plus ils s'y trouvent engagés ou empêtrés. Même l'idée que dans le massacre des Twin Towers les Américains "y sont bien pour quelque chose" rappelle l'argument analogue que des rabbins orthodoxes ont proféré sur les victimes de la Shoah: elles ont dû "pécher" pour être ainsi "punies"... Or elles ont sûrement "péché", étant des êtres humains, mais cela justifiait-il ces "justiciers"? Les méfaits d'Israël et de l'Amérique sont indéniables. Mais sont-ils introuvables ailleurs? Et cela justifie-t-il leurs "justiciers"? Même s'ils se posent en "victimes", et malgré le culte de la victime, peuvent-il vraiment "gagner"?

 

 

 

 

Daniel Sibony*