PULSIONS ET HAINE IDENTITAIRE

 

 

Les pulsions agressives mal refoules allant bon train, certains ont admir la prouesse technique de dtruire les deux Tours. La prouesse reste quand mme de les avoir faites et elles manquent cruellement dans le ciel comme symboles non pas de l'"hgmonie" amricaine mais de choses belles et audacieuses qui rassemblent les hommes dans le sens de la vie.

Les soldats d'Allah peuvent croire qu'ils ont dtruit les "symboles" de la force amricaine. Ils ne voient pas que de ce fait mme, ce ne sont plus les symboles de cette force, que cette force existe, intacte, mais avec d'autres symboles qui ne sont pas leur porte, car cette force est plutt une certaine libert, un certain amour de la vie infiniment prcieuse - le contraire de leur vie qui ne vaut que par le nombre de morts qu'elle fait. C'est un de leurs traits pervers, au sens clinique: ce sont des gens pour qui la loi c'est ce qu'ils font, et ils se prennent eux-mmes pour la limite qu'ils ne trouvent pas. Pour eux le symbole est un ftiche, et une fois le ftiche cass, ils croient que l'autre est dtruit.

D'autres, qui les ont en sympathie, ont les pulsions agressives plus retorses: ils n'talent pas leur joie car ils devinent les consquences de cette horreur; ils sont ralistes. Alors ils disent: "C'est horrible, nous condamnons, ce n'est pas du tout dans nos mthodes... Mais a prouve que les Etats-Unis doivent changer leur politique au Proche-Orient!" Dans ce "Mais", que d'affect et de passions. Car de deux choses l'une: ou bien cet acte ne vise pas faire plier l'Amrique, lui faire prendre de "meilleures" dcisions, et dans ce cas il n'y a pas de "mais", on serait devant une pure vengeance folle sans lien avec le Proche-Orient; ou bien ce lien existe, on le reconnat, on se sent proche de ce que veulent les terroristes tout en trouvant qu'ils y sont alls trop fort. Ici la perversion est d'exploiter cet attentat, de le pointer contre les Etats-Unis pour qu'"ils changent de politique" tout en le dsavouant ds qu'on risque d'tre interpell, appel l'assumer. C'est aussi le sens du fait qu'il n'est pas revendiqu: il est l, disponible pour qui veut s'en emparer, le brandir ses fins, puis le dposer, se dsister comme s'il n'avait t fait par personne: par le Destin peut-tre, ou par Allah. Cela offre quiconque n'aime pas les Amricains, ou en est jaloux, de jouir de l'attentat comme s'il en tait l'auteur et de le dnier l'instant suivant. Il est vrai que a le condamne au double discours, la double face, - et c'est sa vritable plaie: faire grise mine et se rjouir. Le symbole tant cette classe d'lves palestiniens (vue la tl) qui on impose une minute de silence, qu'ils observent en s'empchant de pouffer de rire.

A la limite, ct franchise, on peut prfrer la foule palestinienne (et certains cafs arabes d'ici et d'ailleurs): un franc contentement, une joie, certes morbide mais qui dit bien ce que ressentent ceux qui croient en les islamistes, ou qui leur ont confi leur espoir: qu'ils les vengent de l'"humiliation". Mais cette humiliation, des milliers de morts et des tours qui s'effondrent ne peuvent la venger. C'est la vie de ceux qui l'prouvent qui peut la leur faire surmonter et non la mort des autres. Des journalistes et "porte-parole" rptent jusqu' s'en assourdir que les Etats-Unis sont "humilis". Ils ne sont pas humilis mais choqus. Ce n'est pas une quipe de football qui on inflige un score "humiliant". Mais on leur passerait bien ce mensonge, aux mdias, s'il pouvait attnuer la fameuse "humiliation" que les tueurs croient rparer. Cette humiliation est intrinsque car elle est celle de gens clivs, acculs au double discours: dans la tte ils ont une identit totale, l'islam, qui thoriquement inclut tous les vrais croyants (un article d'Encyclopedia universalis sur l'islam, sign d'un professeur du Caire commenait par: "Tous les hommes naissent musulmans et ne deviennent juifs ou chrtiens que du fait de leurs parents..."); et de l'autre ct ils jugent que leur vie est mdiocre ( tort, car tous les modes de vie sont possibles condition de n'tre pas envieux de celui des autres et impuissant y arriver.) Or ce quoi ils ne peuvent pas arriver dans les Etats qui les soutiennent, c'est un mode de vie libre, une dmocratie. Pire, cette libert qu'ils envient, ils la mprisent, elle leur serait insupportable. Dans les rues de Kaboul, les femmes sont voiles, battues si elles sont seules, mais si on est un soldat d'Allah on peut les "prendre"...

Quant "notre" dmocratie, qui ignore qu'elle est vulnrable? qu'elle ne peut pas tout surveiller? Mais on ne peut pas la dtruire, on peut juste lui empoisonner la vie, et l'empoisonner aux "frres" qui y vivent. Curieusement, cet acte est la plus grande incitation la haine - je dirais bien "raciste" si le mot n'tait tordu. D'autant qu' Durban, des rigolos chargs de haine identitaire ont cru qu'on pouvait kidnapper le mot "raciste" pour le jeter sur ceux qu'on hait; et ils n'ont russi qu' vider de son sens le mot "antiraciste". Ils ont voulu retourner le mot "raciste" contre ses victimes et voil qu'ils perdent le mot "antiraciste". (Tout comme ici des gens croient qu'on peut confisquer le mot "clbre", se l'appliquer, et devenir clbre; alors qu'on vide simplement un mot de son sens.) Mais heureusement, le langage est vivant et il reconstitue les tissus traumatiss, on trouvera bien un passage...

Le plus grave, ce sont les traits pervers qui pullulent dans cette affaire. L'arme des islamistes est de retourner contre l'Occident non seulement ses lois mais ses objets (mme pas ses armes) qu'il leur a appris manier: un avion c'est fait pour voler, une tour pour tre habite mais si on retourne un avion contre une tour, c'est une "victoire" morbide. Grce la technologie, cinq hommes peuvent faire cinq mille morts - des civils, il est vrai (Les terroristes ne voulaient pas qu'un symbole - sinon ils auraient fait leur coup plus tt, ou le soir: ils voulaient un charnier.) De mme ils infiltrent la trame sociale, et si la dmocratie traque des suspects, on l'accusera de "racisme". (Le mot va revenir souvent. J'ai tent ailleurs de le dgager de sa gangue "raciale"...) De mme encore, une dmocratie se doit dans ses ripostes de ne pas s'en prendre aux civils; or tous ces terroristes sont des civils, ils n'ont pas besoin d'uniforme.

 

Et pourtant: quel dfi pour l'Occident d'affronter une perversion collective de cette ampleur. Il faudra qu'il s'initie un peu plus la logique symbolique pour enrichir sa logique purement technique, la transformer, afin de pouvoir affronter la logique ftichiste perverse.

 

Cet vnement a pos pour beaucoup la question des frontires entre ralit et fiction. La vue de ces images fait collapsus entre rel et fantasme. C'est un trauma radical o l'exigence est imprieuse de trouver ses repres ou d'en changer. Mes recherches sur les Perversions ou sur les Trois monothismes peuvent aider comprendre ce qui se passe. On ne comprend rien la mouvance islamiste si on se gargarise du clich: "ils aiment mourir pour aller plus vite au ciel".

Dans la thrapie des pervers, il est classique d'voquer comme issue l'accs la culpabilit et la loi (qu'une vulgate "psy" un peu simple fonde sur ladite culpabilit). Je dirais plutt qu'il s'agit de les faire accder une certaine faille essentielle la vie, eux qui justement redoutent la faille comme une horreur. Or la faille charge d'appels est une certaine forme du divin, d'o ce curieux paradoxe: faire accder au "divin" des gens qui se disent soldats de Dieu. a ne va pas tre trs facile. Mais la loi n'est pas fonde que sur la seule culpabilit; elle l'est aussi sur l'envie d'affirmer la vie, de s'affirmer avec d'autres dans une vie partage. Comment transmettre a et le mettre en acte? Cela exigera des mutations.

Tout autres qu'une recharge de mea-culpa du genre: on est responsable de a, pour qu'ils en viennent une telle haine c'est que... on ne les a pas... assez reconnus, assez soutenus. Cette faon de vouloir prendre en charge les autres, de faire que leur scurit soit plus juste... est un fantasme de toute-puissance dguise. d'ailleurs les intresss ne s'y trompent pas: ils mprisent cette mauvaise conscience justement parce que qu'ils s'en servent.

Quant se dprimer d'tre ce point vulnrable, ce serait dj leur cder: il n'est pas difficile de se rendre presque invulnrable en se rendant la vie impossible. Le systme sovitique l'tait, jusqu' ce qu'il implose. On est tous vulnrables et si pour certains c'est dprimant de voir tant d'efforts et de travail pacifique rduits en cendres, cela veut-il dire que ce travail ne valait rien? que la vie ne vaut rien du fait qu'il y a la mort? C'est l'illusion perverse type: qui voudrait tout invalider, tout rcuser, grce la mort.

Cette guerre trange comportera aussi bien des coups cibls qu'une pnible chirurgie de la trame sociale, rappelant celle des tissus malades o il faut enlever les parties cancreuses sans provoquer d'hmorragie.

Ils ont donc massacr, mais c'est leurs "frres" qu'ils ont pris en otage, quand chaque jour ils seront "vrifis" par prcaution. Prendront-ils en otage leurs propres peuples comme le firent tous les chefs totalitaires? Esprons que non. Comme dit un politologue amricain: "Ce n'est pas l'islam qui a attaqu c'est une perversion de l'islam, de mme qu'Hitler n'tait pas l'Occident mais une perversion de l'Occident."

Il y aura aussi d'normes aspects psychologiques. Les Chefs amricains y sont-ils vraiment prpars? C'est plus qu'improbable. On peut les y aider.

Dans l'immdiat, les chefs religieux musulmans pourraient, s'ils le voulaient, se rendre utiles en expliquant leurs fidles non pas que la vie est sacre (on le sait trs bien, quand on jouit de la sacrifier!) mais que les Juifs et les Amricains, qu' Kaboul on appelle Kefirine: mcrants, tratres Dieu, connaissent et rvrent le Dieu dont Allah est la traduction arabe; que s'ils ne sont pas "soumis" Mahomet, c'est--dire s'ils ne sont pas musulmans, ce n'est pas si grave puisque le but d'un prophte c'est de faire connatre Dieu et que juifs et chrtiens l'ont connu avant... Que si on tue des gens qui sont peut-tre des croyants, c'est en enfer qu'on va et non au paradis. C'est drle, n'est-ce pas, de faire de la thologie? Mais cela ne fait que commencer; et si les Amricains dbarquent en Afghanistan, ils seront parmi des suicidants thologiens, des explosifs humains.

 

Daniel Sibony*

 



* Psychanalyste. Dernier ouvrage paru: Evenements III - Psychopathologie du quotidien, Seuil (Poche).