Libération: 10/10/2001

Titré original: "Vivre sans lieu sûr"

 

LES ENFANTS TERRIFIANTS DE LA OUMMA

 

Nous sommes nombreux à avoir perdu New-York comme lieu sûr, de repli, de refuge au cas où la bonne vieille lâcheté d'ici atteindrait sa cote d'alerte. New-York, c'était revivre dans l'après-coup, le temps où le nazisme régnait ici et où ceux qui avaient pu fuir là-bas étaient sauvés à coup sûr. Et voilà, c'est perdu. Par l'acte de tueurs qui rappelle un certain style: haine totale, absence de toute limite, victimes brûlées - gazées - sans sépulture; même dans l'avion où l'on prépare ce petit holocauste, on terrorise mais on rassure: restez tranquille, vous ne serez pas blessés (sic). Rassurer jusqu'au bout ceux qu'on mène à l'abattoir. Ça a marché trois fois mais pas quatre. Ça laisse donc un espoir de réveil: on peut balayer la "loi" formelle pour se jeter sur ceux qui vous tuent grâce à votre loi. On peut leur arracher leur meilleure arme: notre sens des convenances. Ce n'est pas si simple à apprendre.

Le lieu sûr est perdu. Mais au fait, un lieu totalement sûr n'est plus un lieu d'être, s'il est coupé de tous les dangers du monde. Ils nous ont donc arraché ce qu'on n'avait pas: la sûreté absolue. Nous n'avions qu'un sentiment de sécurité, illusoire: on pourra le déplacer dans nos relations et se sentir dans chacune plus ou moins en sûreté, mais on ne pourra pas le fixer. Quand on est vraiment sécure - dans la tombe ou dans le ventre maternel -, on n'est pas là pour le dire.

Les "Américains" aussi ont perdu ce handicap où les malheurs qui frappent les autres vous sont d'avance épargnés... Bref, la sécurité n'est pas un état mais un rapport à l'autre et au monde. Il faut pouvoir créer des rapports - de travail et d'amour - tout en sachant que ça peut sauter à tout moment: cela n'annule pas leur valeur.

En revanche, une certaine réaction aux attentats mérite réflexion. Elle est raisonnable, elle condamne - "C'est terrible!..." - puis elle enchaîne: "... mais ça prouve bien qu'ils doivent changer de politique!" Et chacun apporte ses "exigences" et les met dans le sillage de l'attentat censé "prouver" leur justesse. Exigences variables, bien sûr: "Pourquoi est-ce qu'ils soutiennent n'importe qui? Ça doit changer! -O.K, on va voir ça... -Et le bouclier anti-missiles? hein? -Bon, on va étudier ça... -Et l'écologie? -Mais oui, c'est vrai, on va... -Et l'orgueil, et l'arrogance!... -C'est exact, mea culpa..." Soudain, surgit un tiers futé qui arrête ce dialogue absurde: "Soit, les Américains ne sont pas parfaits, mais de ne pas l'être mérite-t-il cette punition? cette mort-là? et venant de ces justiciers-là?" J'imagine une plaquette "Du bon usage du terrorisme" avec pour plan: 1/ Condamner l'acte terroriste, fermement; 2/ Lorsqu'il est fait, par d'autres, apportez vos exigences; 3/ Si elles sont ignorées, annoncez de nouvelles attaques; 4/ Si on vous accuse d'exploiter le terrorisme, revenir au 1/.

Dans la liste des "exigences", il y en a deux qui insistent: le Proche-Orient: il faut régler ça très vite. L'Irak: il faut arrêter cet "embargo cruel"... Pourquoi pas? Ben Laden a jeté ces deux thèmes comme deux os à ronger, alors que dans la guerre Iran-Irak, entre "frères", il y eut plus d'un million de morts sans que la Oumma ait bronché. Le Proche-Orient, en revanche, sans être son souci majeur, c'est un point très sensible car il y a là-bas l'élément "étranger", l'Etat juif, que les intégristes n'intègrent pas. Mais admettons que "l'Amérique" lâche Israël et accorde aux islamistes ce qu'ils semblent vouloir: un Etat palestinien avec, en Israël même, un Etat bi-national (car tel est le sens du "droit au retour" qui a fait rater Camp David), et qu'après une guerre terrible, toute la Palestine soit sous leur coupe: ça leur donnera de quoi jouir mais sûrement pas de quoi se calmer. Et si on ne peut pas les calmer, alors ce mot d'ordre : "Quand on sème l'injustice on récolte la barbarie!", qui paraît si raisonnable, ne fait que mettre ses exigences, ses objectifs (en Irak, au Proche-Orient ou ailleurs) à la remorque du terrorisme pour les atteindre grâce à lui. Alors qu'il semble condamner le terrorisme, il suggère sans le dire que les terroristes seront les vrais juges de la politique planétaire. "Attention à ne pas les énerver!" -Mais oui, bien sûr (on se recroqueville de peur) -"C'est des fous, vous savez!", renchérit la belle âme, que le double discours ne gêne pas. Bref, beaucoup font jouir leur fantasme de toute-puissance sans avoir à le réaliser; rien qu'en le mettant à la remorque des terroristes, qui eux s'en chargeront...

Au fond, ces bonnes âmes veulent nous redonner un lieu sûr en nous montrant qu'il est à portée de main - si les Etats-Unis cèdent sur des points "très précis"... Mais la sûreté qu'elles nous proposent est insécure, puisqu'elle doit avoir l'aval des terroristes.

Heureusement, d'autres viennent nous rassurer: ils nous disent que la masse des musulmans condamne ces actes affreux. On les croit, et on y a tout intérêt. Là est le rempart contre l'amalgame. Car l'idiot qui ferait l'amalgame, et confondrait islamiste et musulman, se retrouverait devant un milliard d'intégristes: il serait vite puni de sa bêtise parce qu'il tomberait en dépression. Donc on fait confiance à l'envie de vivre des musulmans pour qu'ils combattent parmi eux les terroristes. D'aucuns nous rassurent encore plus avec des versets: ces actes sont interdits par le Coran qui dit bien: "Celui qui tue un homme (...) c'est comme s'il tuait tous les hommes". Voilà enfin le lieu sûr, le Texte sacré! Soudain, comme pour mieux en jouir, on va vérifier le verset, et on lit: "Celui qui tue un homme qui n'a pas tué ou commis de violence dans le monde, c'est comme s'il tuait tous les hommes" (5, 32). Et qui donc décide si ces hommes, que l'islamiste veut tuer, ont commis des violences? C'est l'islamiste lui-même, ou son groupe. C'est qu'il est pointilleux sur les textes, et la Charte de son réseau pose que les Juifs et les Américains non seulement font des violences mais sont, comme tels, une pure violence. Et donc quand il lit: "Ne tuez pas votre prochain, sauf en toute justice" (6,15), il y va de tout coeur car c'est en toute "justice" qu'il tue. Je parle de l'islamiste, car les autres n'ont que faire d'être les justiciers du monde.

Du coup, on peut dépasser le dilemme un peu pervers entre l'amalgame et le refus de comprendre comment se produit l'islamisme, tel une écume sur une masse bouillonnante, que le bouillonnement reproduit.

Je propose, dans la suite de mes "Trois monothéismes", un modèle qui peut servir: celui de la mère et de l'enfant problématique (fils drogué ou très violent, ou border-line...) C'est clair qu'une mère en souffre, ou en a honte surtout si, dans la maison où ils sont reçus un soir, il tue les hôtes en criant que "c'est des pourris" (ce qu'ils sont peut-être un peu, comme tout le monde) et s'il met le feu au salon en criant que "tout ça c'est volé" (ce qui peut être un peu vrai). Elle le condamne, mais si on l'en débarrassait elle pousserait des cris d'horreur, alors que le reste du temps elle ne fait que s'en plaindre. Elle le vomit tant qu'il n'est pas en danger; mais s'il l'est, surtout du fait d'un "étranger", le réflexe familial se déclenche. En un sens, la Oumma (dont la racine est oum: mère) condamne ses intégristes car elle en souffre, mais elle ne les lâchera pas si l'étranger veut en finir. Car outre le réflexe "fraternel", ce sont ses enfants; c'est elle qui les met au monde, et ils ont une façon si touchante de brandir de vieux énoncés qu'elle-même oublie ou refoule.

Par exemple quand ils lisent: "Vous formez la meilleure communauté suscitée pour les hommes: vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce qui est blâmable, vous croyez en Dieu" (3,110) - ils en sont persuadés. D'autant que le même verset conclut: "Si les gens du Livre [juifs et chrétiens] croyaient, ce serait meilleur pour eux. Parmi eux se trouvent des croyants, mais la plupart d'entre eux sont pervers" Ils en sont convaincus.

D'où le problème: le christianisme a mis vingt siècles (et une Shoah) pour, à travers Vatican II, stopper ses intégristes, et bannir de ses textes la vindicte envers l'autre. L'islam peut donc prendre son temps. Mais la planète tiendra-t-elle jusque-là?

En attendant, il semble que la Oumma fasse preuve d'une certaine maturité: alors que Ben Laden lui offre les mots d'ordre les plus simples et les plus aptes à la soulever, elle semble ne pas le suivre, comme si, tout en respectant sa "lecture", elle était fatiguée de ses enfants terribles, et telle une Mère lasse, elle demande surtout à vivre; même si ça et là elle gronde en leur faveur.

Daniel Sibony*