Le Figaro 14/9/2001

Titre original: "Etonnantes secousses du temps "

 

Des fanatiques en rage contre leur propre foi

 

La guerre où l'arme est l'attentat suicide bouleverse l'idée ordinaire du conflit: ça change tout quand on a devant soi un ennemi qui jouit de mourir, et qui au lieu de jeter sur vous un objet mortel se jette comme objet mortel. L'idée qu'un homme s'approche de vous pour se tuer (et vous emporter avec) n'est pas simple à intégrer. Par exemple, dans les avions qui ont servi contre les Tours, les passagers auraient pu attaquer les terroristes et se donner une chance de vie, mais on ne pense pas que l'autre veut se tuer. Ça va mettre quelque temps à entrer dans les têtes. Le suicide, en principe, empoisonne la vie des proches, mais là il est fait pour les tuer, tuer tous ceux qu'il approche. Les terroristes auraient pu "perfectionner" en se chargeant en plus d'armes bactério, ou de nucléaire portatif, ils ne l'ont pas encore fait. Ils ont plutôt perfectionné le concept de l'homme-bombe qui vient exploser au milieu de simples gens qui travaillent et qui vivent... (Dommage pour les Palestiniens, ils n'ont vraiment pas de chance: c'est leur arme favorite, et ceux qui la perfectionnent sont leurs alliées privilégiés; et spontanément, ils y trouvent de la joie avant que leur Chef ne leur dicte une mine plus convenable.)

En revanche, les Russes aux côtés des Américains face au réseau Ben Laden que les Américains avaient payé et soutenu... pour combattre les Russes en Afghanistan. Etonnante naïveté de l'esprit cadré: ils n'avaient pas vu qu'ils combattaient un intégrisme moribond en en soutenant un autre tout frais, pimpant et prometteur.

Autre naïveté aussi: ces réseaux terroristes ont pignon sur rue à New-York et recrutent comme ONG ou comme Groupes caritatifs des fonds et des hommes qu'ils envoient se former ailleurs. Lors d'un procès de terroristes islamique à New-York en mai dernier (rapporté par D. Pipes dans Wall Street Journal, 30 mai 2000) le jury a eu la preuve que la Qaeda est un réseau mondial très implanté aux USA où il préparait des attaques; que les choses avaient beaucoup avancé depuis 93, date de la première bombe contre l'une des Tours. Toute la société (américaine et française) est infiltrée par ces réseaux, ça se savait, mais - ainsi va l'envie de vivre et de laisser vivre - rien ne fut fait.

Quel est donc le but de cette "guerre"? Ben Laden le dit clairement: "effacer l'humiliation". Laquelle? Le colonialisme? Allons bon... La chose est plus profonde. Ces islamistes ne savent pas que l'Islam est venu comme troisième monothéisme, il n'a rien ajouté de neuf par rapport aux deux premiers si ce n'est de faire beaucoup d'adeptes qui ont certes chacun son caractère original; mais rien comme ouverture nouvelle pour l'humain, au point que tout le monde s'y engouffre. Cela aurait pu leur donner une certaine humilité, mais dans leur esprit, leur religion venait comme une plénitude ultime, un absolu perfectionnement, un achèvement. Et comme la réalité ne suit pas, ils sont dans le déni de cet échec; ça les humilie au lieu de leur donner de l'humilité. Quand des gens ont pour idéal inconscient une plénitude sans faille, ils sont très vite humiliés et mortifiés. Ce n'est pas ici le lieu de montrer (c'est pourtant passionnant) comment une religion qui prend sa source dans le bloc des deux précédentes peut, avec des changements infimes, produire massivement un tel mépris de la vie, la sienne et celle de l'autre. On connaissait le mépris chrétien de la vie terrestre mais il n'était pas militant ni suicidaire.

En tout cas, dire que cette arme du suicide est celle du désespoir, c'est méconnaître la perversion. Ce serait à la rigueur une arme de "bienheureux" (puisqu'ils vont droit au ciel) mais qui en fait ne croient pas à ce "bonheur": ils sont en rage contre leur propre foi qui leur dit qu'ils sont les meilleurs en même temps qu'elle les maintient depuis des siècles dans quelque chose qu'ils n'aiment pas trop, qu'eux-mêmes perçoivent comme une certaine médiocrité. Donc ils s'en prennent à ceux d'en face qu'ils jugent prospères et insolemment réussis, d'une réussite que eux n'arrivent pas à produire même quand ils ont beaucoup d'argent. Pétrodollars...

De sorte que leur arme n'est pas tant celle du désespoir, de ceux qui n'ont rien à perdre parce que leur vie terrestre ne vaut rien à leurs yeux - ça c'est ce qu'on croit quand l'homme-bombe est seul et fonce dans une petite foule; (certains s'apitoient presque: c'est leur seul recours... Il faut que ses "frères" qui le soutiennent fassent la chose à grande échelle pour qu'éclate sa vérité. L'Etat palestinien semble n'être qu'un prétexte (Outre que tout le monde veut cet Etat, surtout ceux qui veulent s'en protéger). Mais on ne peut pas croire que ce qui s'est fait à New-York visait à le soutenir. En fait, l'arme du massacre au suicide (comme on dit au napalm) révèle sa vérité: c'est l'arme des envieux, des jaloux, de ceux qui ont compris qu'ils n'arriveront pas à produire cette "réussite", pourtant plus que relative, de l'Amérique et d'Israël; qu'ils peuvent être milliardaires, avoir des buildings et autres emblèmes du "progrès", ils ne peuvent pas produire une démocratie, un régime de liberté même partielle et précaire mais réelle. Qu'ils ne pourront jamais vaincre ces deux-là dans un combat loyal et franc, violent ou pacifique. Et s'ils détestent tout spécialement le judaïsme (appelé sionisme) c'est qu'en un sens il ressemble à l'islam mais en version originale avec la liberté en plus, notamment celle de l'esprit et des actes poussée au paroxysme parce que soutenue par une loi bizarrement fissurée. (La faille de la Loi comme antidote à la loi totale et fanatique. trop long à dire ici.)

Ils ne peuvent pas vaincre, et justement, l'attaque-suicide ne peut vaincre personne. Imaginez que les Etas-Unis "rectifient" leur politique (au sens de lâcher Israël) pour ne plus "irriter les masses arabes" (sic) - comme le disait un "stratège" bien français une heure après l'attentat, au moment où on pensait plutôt aux gens qui s'étouffent sous les ruines, supposons qu'ils "rectifient" et s'inclinent devant ces gens et leur logique, il faudrait pour cela non pas qu'ils lâchent Israël, lâcheté qui ne leur ressemble pas, mais qu'ils se piétinent eux-mêmes, qu'ils s'humilient et se méprisent totalement. Bref, qu'ils deviennent totalitaires par dépression mélancolique. C'est improbable. Donc, une fois admis que la stratégie suicidaire n'en est pas une puisqu'elle ne peut vaincre aucun Etat digne de ce nom, il faut la reconnaître comme l'étalage mortifié de l'impuissance.

Ajoutons que les hommes-bombes et les commandos-suicides ne sont pas forcément des hommes incultes qu'on endoctrine: ils peuvent être des techniciens, des pilotes... De sorte que ceux qui espéraient en la technique et le "progrès" pour faire évoluer ces Etats violemment ou doucement fanatiques en seront pour leurs illusions. L'intégrisme peut très bien intégrer la technique sans changer de nature, il peut même s'en servir au mieux pour se perpétuer.

En un sens, ces terroristes ne sont pas des "criminels" mais des Soldats de l'Armée d'Allah. (Beaucoup de leurs noms s'y ramènent.) Et quand on sait ce que fait cette armée là où elle est au pouvoir, il faut bien réfléchir pour les combattre et pas seulement en termes techniques. Du reste, les défaillances récentes de la technique, ne serait-ce que du Renseignement et de la simple protection ne se redressent pas par la technique mais exigent des mutations de pensée. Souhaitons de tout cœur que l'actuel branle-bas de combat ne soit pas purement machinique. Si c'est le cas, les autres passeront au travers quand ils voudront par des effets purement humains: de feinte perverse comme ils l'ont fait. La liberté aura beaucoup à souffrir en Occident des mesures qui seront nécessaires pour démanteler toute la trame de ladite armée. Et l'intelligence artificielle ou technique n'y suffira pas, il faudra vraiment de l'intelligence. celle de la liberté. On ira sans doute vers des formes concomitantes, non-exclusives, des anti-missiles d'un côté (car des Etats auront bientôt leurs missiles tout prêts) et des personnes intelligentes, des individus vigilants qui circulent et qui cherchent.

Ajoutons que si ces gens enseignent la haine à leurs enfants dans leurs écoles (les manuels scolaire et des textes à l'Université sont étonnants en Egypte ou en Palestine), il semble que les Américains plus encore que les Israéliens soient sidérés devant "tant de haine". Mais cette haine n'est qu'un effet de la perversion en tant que montage précis, individuel et collectif, pour réparer un narcissisme très atteint (la fameuse "humiliation"). Or le minimum à savoir sur les montages pervers, c'est que non seulement ils abolissent les limites mais qu'ils prétendent en tenir lieu. Ce n'est pas pour rien qu'il y a vingt ans dans mon livre "Perversions" j'ai cru bon de mettre un chapitre sur le terrorisme - où j'analysais à l'époque les propos de l'un d'eux qui disait: "Si je détruis tout, c'est la preuve (sic) que tout mérite d'être détruit, et c'est la preuve que c'est la société qui est coupable et que je suis innocent." J'appelle cela l'auto-référence; une bonne "drogue" pour suturer les narcissismes béants. Au fait, les stratèges pourraient lire ça, c'est en poche, ça leur fera dans le cerveau des petites étincelles.

Une guerre a donc commencé contre ce totalitarisme "nouveau". L'Occident a déjà aidé l'ancien (soviétique) à s'effondrer, et ce par sa seule existence plus que ses coups agressifs. Comment diable aider celui-ci à se calmer, se dissoudre, s'effilocher?... Impossible sans se transformer soi-même, sans une remise en cause de soi, et sans penser en profondeur.

 

Daniel Sibony*