21 janvier 2002

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Le conflit du Proche-Orient

UN ETRANGE OBJET DE FANTASME

 

Le conflit du Proche-Orient est un curieux objet de fantasme, de désir, et surtout de projection: on projette sur lui - on transfère - toutes sortes d'affects violents (haine, amour, colère, espoir, désespoir…) Parfois, c'est tellement projectif qu'on peut presque deviner le mode d'être de certains rien qu'à leur façon d'en parler. Mais dans les cas où ce qu'on projette est de l'ordre de la haine (de soi-même ou de l'autre), on observe un trait particulier: ça se contredit très fort, et la simple logique sonne l'alerte.

Voyons-le d'abord sur un exemple. Je viens de lire le texte d'un historien israélien (Shlomo Sand, Le Monde du 5/1) qui, semble-t-il, déteste fort sa mémoire biblique, puisqu'il nie la conquête de Canaan par les anciens Hébreux. (On se demande alors, par exemple, comment le Royaume de David, qui est historique, a pu s'établir là; les Hébreux avaient-ils pris le pays pacifiquement? Peu importe.) L'historien ajoute des paroles nostalgiques sur l'Age d'or andalou, oubliant que cette période s'est déroulée sous une souveraineté unique, arabe, plutôt heureuse à l'époque; s'il y avait eu dans les parages une souveraineté juive, cela n'aurait pas été d'or mais de guerre. Or le problème aujourd'hui est, justement, de faire qu'il y ait deux souverainetés. Mais bon. Il poursuit en écartant l'idée biblique de retour à Sion: elle n'a rien d'historique, et ce retour n'était "permis", dit-il, "qu'après la rédemption", donc à la fin des temps. Du coup, c'est lui qui nous ramène à un concept anhistorique. Et il conclut: "si l'on invoque des droits" remontant à deux mille ans pour organiser le monde [or il ne s'agit que d'un petit bout du Proche-Orient], nous allons le transformer en un immense asile psychiatrique". Traduisons: le droit symbolique des juifs sur une terre d'Israël est de l'ordre de la folie. Peut-être, à moins que ce ne soit le déni du symbolique qui soit un peu fou? On verra. Il compare "la création de l'Etat d'Israël à la situation d'un homme qui saute d'une maison en flamme et qui atterrit durement sur un autre homme qui se trouve devant le seuil, et à qui bien sûr est causé un dommage". Traduisons: le peuple juif n'a pensé qu'à se sauver d'Auschwitz en oubliant qu'il y avait en Palestine des arabes. L'idée de droit symbolique prend donc un autre coup dans l'aile. Soit. Mais l'historien ajoute: "La conquête des territoires en 67 peut donner lieu à une autre métaphore: un autre homme descend les marches d'une maison qui ne brûle pas et va piétiner l'homme blessé qui gît ligoté." Quand on sait l'atmosphère de guerre sainte contre Israël qui précéda juin 67, les chefs arabes ayant pour mot d'ordre "A Tel Aviv!" et "Jetez les juifs à la mer", on est surpris. Le déni du symbolique peut donc brouiller pour l'historien sa propre discipline, l'histoire récente, pourtant écrite et avérée. (Il n'est que de lire les journaux d'avant la guerre des Six jours.) Mais le trait curieux, c'est qu'ayant contredit des faits, notre homme se contredit lui-même car il demande aux Palestiniens de… renoncer au "droit de retour des réfugiés dans les territoires d'avant 48". Cela équivaudrait dit-il, "à un refus de reconnaître l'Etat d'Israël." Or si l'histoire est comme il dit, si a) il n'y a pas de droit symbolique; b) si Israël est un pur état de fait, pour forcer les arabes à payer pour Auschwitz; c) et si la prise des Territoires ne fut qu'une conquête brutale et non l'effet d'une guerre de survie, - alors pourquoi refuser le droit de retour?

Voici donc mon hypothèse: quand le sujet se contredit à ce point, c'est le stigmate d'une haine de soi et de sa mémoire. Mais du coup, une force de vie se déclenche, dans le langage, et semble vous rappeler à l'ordre, par la voie de la simple logique: Eh! Tu viens de parler contre toi-même, réveille-toi! Vois par où tu souffres et reprends-toi…

Car on se mortifie aussi (soi ou les autres) grâce à ce même curieux conflit du Proche-Orient. C'est ce qu'illustre un autre article (cette fois de Guy Sorman dans Le Figaro de déc. 2001): il prend un plaisir morbide à expliquer qu'Israël n'a pas sa place au Proche-Orient, qu'il est voué à être détruit, que d'ailleurs, "il suffirait d'une bombe, une seule" pour qu'il soit "rayé de la carte", qu'on va vers la disparition des juifs, "peut-être leur œuvre est-elle achevée, et les temps sont-ils mûrs pour qu'ils nous quittent…" Bref, Israël effacé par une bombe, la diaspora juive effacée par "les étreintes conjugales" (les mariages mixtes)… A quoi tend ce discours? Cette jérémiade a-t-elle pour but d'alerter le monde? Mais les responsables américains semblent assez alertés et ceux d'ici, même s'ils l'étaient, cela n'aurait pas grande importance. Alors?

En tout cas, se mortifier ce n'est pas penser. Est-ce encore de la haine de soi? Eh bien là aussi, l'auteur va se contredire, mais cette fois de façon drôle: à l'instant même où il nous dit qu'Israël est vraiment vulnérable, qu'un attentat de style Twin towers peut y être perpétré qui le rayerait de la carte (bizarre…), voilà qu'il fait ce lapsus: "Rien n'est moins facile que d'organiser un tel attentat". Il voulait dire: "rien n'est plus facile". C'est qu'en effet un tel attentat est très difficile, et s'il n'a pas eu lieu jusqu'ici, ce n'est sûrement pas à cause de la bonté d'âme des Etats voisins ou des candidats terroristes. C'est que la vigilance d'Israël est extrême. L'autre cause, qui fait que "rien n'est moins facile…", c'est la peur: jamais l'équilibre par la peur n'a été si précis et opérant; Israël possède des armes nucléaires effrayantes, et ses ennemis le savent.

 

De tout cela il résulte que penser vraiment est un acte de vie, une recherche de voies pour aller vers plus-de-vie; et que les haines actuelles et autres mortifications instaurent un mode de pensée primaire, incantatoire, où l'on projette son sadisme ou sa souffrance méconnus pour se vautrer dans l'effet de mort. Et la saine logique vient gentiment vous repointer la faille, la contradiction: Eh! Que tu contredises des faits, passe encore, mais que tu dises le contraire de ce que tu dis, quand même…

Curieusement, c'est chez les experts que l'aspect incantatoire est insistant et pathétique: ils rêvent vraiment de refaire le monde selon leurs vues, supposées justes, et ils enragent que ça ne marche pas, et que la simple logique pointe leurs vues béates comme des bévues. Ainsi un expert en stratégie (P. Boniface, Libération, 7/1) déplore que les Américains après leur victoire reviennent à l'"unilatéralisme". Traduisons: qu'ils s'occupent de leurs intérêts sans trop discuter avec l'Europe. Or l'Europe et spécialement la France, a exprimé son symptôme dans cette affaire d'Afghanistan de façon presque drôle: le Charles De Gaulle est en route pour la région quand la bataille s'est terminée. Il y a quelque chose, d'un peu usé, dans la politique française avec les Etats-Unis. Est-ce le reste du mythe gaullien de surtout leur "tenir tête"? Peu importe. Naturellement, le même stratège est d'avis que l'Amérique et l'Europe se concertent pour forcer Israël… L'idée que la France et l'Amérique ne sont pas vraiment d'accord sur ce problème ne semble pas compter pour lui, puisqu'elle est gênante.

Et voilà que justement en France, ce même étrange objet, le conflit du Proche-Orient, a d'autres effets gênants: des beurs s'en prennent aux juifs. Petites attaques pas vraiment graves contre des écoles, des synagogues… D'aucuns noient tout cela dans la "violence des banlieues". Argument risqué car il voudrait dire que la violence des banlieues est maghrébine! Disons plutôt que là encore, il y a projection et transfert. Pour ces jeunes, c'est comme si l'on avait au Proche-Orient deux équipes de foot, l'une juive, l'autre arabe; quand celle-ci marque des points, ils sont contents, quand elle se fait battre, ils s'attaquent aux supporters de l'autre. C'est ce qu'ont vécu naguère les communautés juives des pays arabes: quand Israël s'affirmait au Proche-Orient, on leur rendait la vie dure, jusqu'à ce que toutes soient parties; elles ont disparu du monde arabe, à quelques résidus près. Ce n'est pas vraiment l'Age d'or quand il s'agit de faire deux souverainetés; et de compter avec celle de l'autre sans trop se mortifier.

Mais on y arrivera peut-être un jour. Malgré une autre étrangeté de ce conflit, de taille celle-là, mais que personne ne remarque. Voici: le peuple palestinien veut un Etat et n'a aucun autre moyen pour se battre que des attentats contre des civils. Or si un peuple n'a pas de force matérielle pour gagner son indépendance, sachant qu'il n'a jamais eu d'Etat, cela donne à réfléchir. Sa tentative récente de se doter d'armes sérieuses (anti-tanks et katioushas venant d'Iran) s'est déjouée comme un acte de piraterie. Ce n'est pas tant le mensonge, plutôt touchant, d'Arafat - qui a dit que ces armes étaient destinées au Hezbollah du Liban (venant d'Iran et transitant par Israël, c'est un curieux trajet) - c'est la scène elle-même qui est frappante: si le chef d'un mouvement national doit se disculper pour un acte en principe aussi légitime que de s'armer, c'est qu'il y a quelque chose d'anormal. On a donc un projet d'Etat qui n'a pas - et ne peut pas avoir - de force matérielle pour s'affirmer, comme l'ont fait tous les Etats; même l'Algérie contre la France avait une armée et pas seulement des terroristes; et Israël, sans une armée, serait mort-né dès 47, avant même d'être attaqué en 48. Du coup, serait-ce le concept même de cet Etat futur qu'il faut penser davantage? Ce concept qui oscille entre deux faces - arabe et palestinien - ne trouve pas de position stable. D'aucuns avaient l'idée qu'un vrai Etat palestinien, soutenable et vivable, devrait inclure Gaza, une partie de la Cisjordanie et… la "Transjordanie". En somme, un état binational entre arabo-musulmans et non entre juifs et arabes, qui, eux, ne pourront pas s'entendre. Or si on ne l'a pas envisagé, c'est que le monde arabe tient avant tout à prendre les Palestiniens comme fer de lance contre Israël, comme moyen privilégié de dire son refus d'Israël, qui en effet est une entame insupportable à son fantasme unitaire, à sa plénitude identitaire. (Le "libéral" Kameiny, chef de l'Iran, vient de qualifier Israël de tumeur cancéreuse, à enlever…) D'où le gâchis actuel: les Palestiniens sont d'éternels sacrifiés, et Israël est acculé à toujours brandir sa question d'existence, et à "prouver" au monde arabe que cette existence, dopée par deux mille ans de persécutions, est assez forte pour se maintenir. C'est bien sûr là une tâche ingrate: toujours montrer les dents, frapper des coups... Ce n'est ni gratifiant, ni populaire; mais y a-t-il d'autres choix tant que le "partage de l'origine" n'est pas admis?

 

 

Daniel Sibony*